1
Pendu toute violence au linteau du sourire
je glane mille trucs sur la route parmi les
rocs – parmi les pièges – la poussière, s’il
fait beau temps, ou la boue si l’eau suinte
aux tempes du ciel
Il est tellement plus facile d’être héros
que j’ai choisi le rôle simple des hommes
Et j’ai mangé dans le coui des coumbites
pour tenter de connaître autrement qu’en
esprit la vraie misère humaine.
Il n’y a pas que le pain qui manque à
l’ajoupa :
l’eau s’évapore et les yeux sont fermés sans
espoir.
La nuit trame une ribambelle d’ennuis sur les pas
des
portes et les mystères oppressent
Mais voilà, les hommes ne savent pas pourquoi la
terre fait la folle Et je m’étais promis
d’écrire un livre
pour chaque soupir des nouveaux maîtres du
landerneau.
La terre demande grâce dans le drame que j’invente
à
partir de l’enfer d’aujourd’hui Les
hommes qui n’ont
plus ni peur ni espoir se défilent dans le demi-jour
ne
sachant où mène la route détournée.
2
Tu l’as dit cette terre n’est pas pour
toi
une oasis Tu marcheras dans la nuit que ton
cœur ébaucha Mais sache reconnaître les rires
ambigus que ta mine soulève
Si ton regard encombre il te faut miser sur
l’oubli qui tolère ta voix blâmante
Or la pourriture fait un bouillon de culture
aux paroles vieilles.
Ce peuple de lâcheurs ne sait gré diras-tu de
tes bravades Tu marcheras seul parmi la
pouillerie au soleil Car jamais on ne mit tant de
soin
à battre les arbres
Malheur à qui choisit de pousser en stipe Tu feras
rigoler les enfants et les femmes Car ta nudité mène
où dans ce train d’opulence Il te restera toujours
le
privilège de proposer la plus haute conscience
humaine.
3
Je n’ai pas de haine à crier dans le midi
amer. Le calme plat du diktat des croque-morts
vrille mon humeur.
Je propose cette bonté sans limite qui rend
possible un profil d’ère à lancer dans la paix
du lendemain réfléchi Mon dire ne cumule pas
l’enjeu
des bénéfices avec le grappin des mots-vitriol
Je demeure inchangé avec des yeux qui brûlent
les ombres pour que change la silhouette de la plus
belle soif.
Je pose un pied sûr dans la terre égale Toutes les
routes s’ouvrent à mes yeux allumés.
Je suis un homme sans tabou Je n’ai pas de honte
à
crier Or cultivant mes us, je fais fortune dans le
tableau naïf d’une nouvelle création Et ma voix
porte
l’accent du vent d’une moisson généreuse.
4
La poussière de la route te prend à la gorge quand
tu n’as plus l’allure des galops. Tu
n’as pas hélé
dans le brouillard. Ou bien ton hoquet se dilue dans
l’haleine du mapou.
Que tu marches, sois seul. Ton doigt indique la
dérive
du dernier balisier. Une bourrique chasse de la queue
l’essaim que la faim oppose à son poil.
Si tu cours à l’eau par le chemin qui mène au
soleil !
Il y aura toujours au bout de la soif un arbre de
voyage indolemment dressé dans le midi blanc.
Écoute, la terre n’a pas livré le dernier
soupçon
d’humus. Ta main fera la roue dans le matin qui
va
naître.
Et je fermerai une oreille complaisante à toute
rumeur
qui lance un glas élogieux à l’élan.
Au détour de la Ravine-à-Couleuvres, les bœufs
mâchent leur salive de somnambules. Les bayahondes
sous la poussière n’offrent aucun sillon neuf et
l’écho
de ton pas bat le rappel pour barrer le devant-jour
d’un clairet vierge.
Ceci est le mirage à dessein pour égarer tout un
peuple
à genoux dans l’orage.
5
La terre a perdu conscience de notre dénuement.
Nous avons mutilé son sein charnu. Aussi dépérissent
les bêtes. Tout juste si les bayahondes font pousser
des ronces.
Depuis n’en Guinée cela a toujours été pareil :
nous n’avons pas la tête à couver
l’espoir.
On attend. Et l’eau, vite, a lavé l’humus de
nos jours
de bombance.
La terre, impassible, féconde en secret des épis
plus riants que tout l’or des nouveaux
banquiers.
Intimide ou plastronne : une eau de résurgence
nourrit les racines de nouvelles pousses.
Le soleil perce au cœur même du désastre.
Alléluia de la faim désarmée.
Abricots, sapotes, et puis des caïmites en piles
gaveront l’espoir de nos vieux jours. Nous
avons
tellement dormi qu’il est temps déjà de
planifier
nos rêves…
6
À qui sait mieux mentir la chance accourt. Parler
sans
lien ni créance et se faire couronner.
Coucou rouge ! la poudre aux yeux est le sésame au
palais des momies. C’est à côté du beau monde
que
dormir à tour de rôle procure l’oubli du
léviathan.
Malheur au poète qui méconnaît l’encens pour
nommer les choses. Il sait que le holà mène au midi
de pénitence. Et rien ne lave ici un crime de vérité.
C’est déjà le plus beau temps de la honte, et tu
parles
d’endosser une parure. Les chiens lèveront la
marche
pour abolir la corvée des tuniques blanches. Il ne
reste
plus qu’à semer nos lambeaux de vertus
périssables
pour nourrir les turions aux abois, mains tendues
vers
la rive incandescente.
7
Les portes sont verrouillées. Or tu es seul dans la
nuit
d’une tour calfeutrée. Ton sommeil
n’accueille pas la
gauge des ombres.
Dehors centurion en livrée chante la joie des jours
de colère. Toute l’eau de la mer ne remplirait pas
la
paupière des hommes ligotés.
Tu sortiras. Si l’oiseau de minuit précède le cri
du
lambi la coumbite forgera le matin clair. Les bras
levés avec force et courage croisent les houes qui
exhument les tubercules.
Une barrière s’ouvre devant les hommes. De
leurs
couis zébrés d’espoir tous les fruits du paradis
gicleront
bulles de savon pour leurs yeux d’enfants du bon
dieu.
À bobo ! Je nomme les fautes capitales du silence. Le
poète indique le chemin retrouvé d’une terre
promise.
8
Je suis délié de la peur du lendemain. Mes bras
s’ouvrent. Je gravis les marches du temps.
Chaque
degré franchi me trouve plus léger comme tombent
à mesure toutes mes fautes pour cette blancheur
à l’usage de ceux pour qui je change.
Je vois, ébloui, au verso proche, le jardin de notre
faim repue. Le rire éclate de chaque fruit naissant.
Je
vois le mendiant du Boulevard des Veuves. Il ne peut
plus tendre la main à la pitié. Il s’affaire à la
plus
riche besogne. La petite porteuse du marché a trouvé
le rite, la fonction de son âge, comme la fille du
zotobré
de la Boule. Elle se disputent amicalement la palme
de la plus belle négrillonne du pays.
On a fermé pour de bon le casino et toutes les
maisons closes. Car le loisir est tombé dans le
domaine
public. Et nous avons l’amour à l’œil.
Les voitures disparaissent cependant qu’autobus
et
voies ferrées surgissent à chaque coin de
l’avenue.
Silentort ne va plus nu-pieds sur le pavé de
l’enfer. Il
prend le tram à cinq cobs. La marchande de charbon
a laissé tomber sa bourrique dans un rêve tellement
lointain… Et l’on prend désormais sa charge
à
demeure comme le savon, comme le pain. Car les
routes sillonnent et la plaine et les mornes.
Je vois tout cela qui vient : « A la sillé n’a
sillé ronde-là. »
9
Du ciel, la Gonâve pelée attend une manne de
feuilles.
Et c’est tout l’espoir qui cuit. Pourquoi
cette mer
calme et bleue jusqu’à l’insulte ?
Cette terre que l’on n’a pas fécondée pour
le souper
des négrillons pansus.
Un nuage qui passe sans jeter le lest d’une
goutte
d’eau sur la soif des mourants. Combien de
temps
faudra-t-il laisser tranquillement nos arbres jaunir ?
Au Sud, le réveil s’ébroue dans les suisses du
morne
prolifique. Tout un peuple échappe au cauchemar
et lève les bras en l’air mettant fin à
l’ère de charité.
Pilez les feuilles hounsis des jours gras que nos
bras
déplieront tout le long de la route. Nous taillerons
ici
le roc. Une brèche dans la peau des broussailles pour
le chemin de nos cailles à chaux vive.
Un bélier d’eau pour chaque masure récupérée.
Une poule blanche pour garder la tonnelle craquante.
Un taureau, honneur et respect de l’habitation.
La
chance oh enfants-la-yo c’est à bout de bras
qu’on se
la taille.
Les jours qui viennent porteront le nom de Fonds-
Rouge d’Ayer, Latibolière, Sassier comme une
cuisse
velue ou Didon. Tête haute, les sinistrés disent au
monde une chanson jamais ouïe.
10
Je tiens le fil conducteur des sites où les enfants
jouent. Je connais l’abondance des rires
fertiles.
La terre fécondée par des mains multipliées boit
l’eau
apprivoisée pour le miracle réédité des récoltes.
Ici l’homme devient le maître indiquant du
doigt
les routes neuves pour changer de visage au lendemain
noir. Et le chant des feuilles mouillées, et le cri
joyeux
des bêtes pour effacer les taches d’un âge
abandonné.
Mais c’est ton rire, payse que j’affiche au
linteau du
bercail reconstruit de débris de galères.
11
Je ne suis pas le levain des jours de pardon
aux forfaits de ta soif. Des mains m’appellent
par les routes désertées qui se composent un visage
de fête sanglante. Toutes les feuilles souillées se
déchirent dans la poussière de l’été des lèvres
calcinées.
Et las de vivre sans choix épiant l’heure de la
déroute
j’élabore l’itinéraire du pèlerin aveugle.
Ma course
est sans allant s’il est tard pour élire
l’enjeu ou
l’abandon des voix suppliciées.
M’emporte le train des nuits insoumises
broutant
l’artère d’une prairie dormant sans espoir
de gésine.
12
Tu n’es pas nanti du pouvoir de changer les
saisons
Ton dire est inepte si tu ne crois pas au paradis
des hommes. Si ta main n’a le don
d’ablution, elle
étrangle la vie fertile. Tu ne sus jamais panser la
blessure de l’homme dans la peur de le rendre à
la
douleur de ne plus savoir aimer.
Tu charges la nuit de déployer les débris de ton fiel
Est-il une eau pour laver ta main ? Tu vis en plein
soleil le cauchemar de couper les arbres que jamais
tu ne sus planter. Ton espoir fait disperser les
nuages
et ton rire faner les fleurs.
Comme tu ne sais pleurer, tu ne construiras point.
Tu glaneras la mort jusqu’à l’extase. Dans
la nuit
torturée, ton rictus se fige dans un air de bastille.
Regarde la mer en colère à l’envoi de ton
filet.
Vois la plaine calcinée. Les arbres jettent leurs
feuilles
à la danse de l’ombre.
Tu prends l’ombre pour la proie et
t’accroches à
la nuit. Tu marches à reculons comme il n’est
pas
permis d’affronter l’escarpement qui mène où
va
germer un matin de rosée.
Le poème « Mains libres » de René Bélance a été publié pour la première fois dans le recueil Nul Ailleurs (Pétion-Ville: Éditions Grand-Anse, 1984), pp. 15-26.
© 1984 René Bélance
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