Raymond Chassagne lit trois poèmes : « L’Abscisse », « Brassée » et « Incantatoire ».
Filmé à Pétion-Ville (Haïti) en début de l’année 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.
Vidéo de 9 minutes, disponible avec des sous-titres (ST).
Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Raymond Chassagne. Dans les liens (en bas de page ici), notez en particulier les poèmes de Raymond Chassagne disponibles dans l’archive sonore, dits par Boris Chassagne et par Anthony Phelps.
début – L’Abscisse (Les croix et les
mots)
04:56 – Brassée
05:54 – Incantatoire
L’Abscisse (Les croix et les mots)
À Hélène et Anthony Phelps
L’abscisse a rongé les murs le trauma couché
s’y accroche
encore, regard au vent, cris au silex des voix, gisant
les
chemins On y mesure l’épreuve à la trace, à
l’avancée du
sentier vers le fourré où se cachent histoire et sang
Douleur plus grande : frémir moribond, recompter les
pas
dans les camps adverses ; présent et passé s’y
effacent ou se
muent, selon menace ; la poussière a recouvert les
croix,
exaltation de vierges ; les chants les regardent en
passant
mais ne s’y arrêtent, craignant les sodomies
de ladésorience
Martyrs dévalant notre histoire à reculons par
vitesse
acquise sans trophée sans pause, sans une main
considérant
la tête, aurez-vous droit quelque part à quelque
ivresse, à la
semence, au pain de vie ?
Vos corps vasés chercheront-ils encore longtemps des
bras
toute une saison de pluie ; et votre cri, violoncelle
tirant sa
plainte à l’espoir, conférant la démonie du siècle
d’où peut-
être surgiront les promesses gagnées aux vérités
premières,
à l’infinie valeur des choses quand on les grée ?
Afin que plus ne soit dit : je t’aimais
ton souvenir est calice voilé
le siècle hilaire danse encore un tressaut de sang et
plus
jamais la poésie derrière les barreaux (l’y
rejoindront les
bêlements du troupeau de la citoyenneté déversée de
cécité
intolérante et mensongère)
Afin qu’il ne soit dit : où s’en furent les
hommes ayant
offert leur foi au pied des autels, rien n’a
changé, mêmes
sont parfums :
ceux des églises
ceux des salons vagues
ceux des murs abandonnés au temps
ceux des ravins autrefois témoins de combats
héroïques
perdus dans la déshérence
Et ma raison partout te cherche, bravant le débile
afin qu’il ne soit dit : ils m’ont trahi
la Mer Morte est bien morte j’avais un ami
un homme est bâtard d’où que viennent sa
faconde
son souffle hybride et l’amer des créations
imposées,
innommables mouvances que les sciences épuisées
ont tenté de nommer mais pour un temps
Afin qu’il ne soit dit : la guerre est vengeresse
les pays
s’accommodent de partages le mot à dire s’en
remet au
silence et le chagrin docile au point d’orgue
Afin que l’aveu d’impuissance pousse fruit
(tout le béni des totems)
Et que plus ne soit dit : le temps nous a vaincus avant
terme
Viendra sans doute un jour l’incarnation à me dire
ton nom
surgi des errances nées de la naïveté de
l’Homme
car si l’Homme n’est qu’espèce, nos
clameurs l’ignorent
devant l’interrogation offerte aux grandes
croisées,
comme si la vérité se figeait dans les surmenages de
la
connaissance, et les tournants où la connaissance est
dérive
Mais par moments, l’avant des choses dans le
cristal, regard
où l’on boit ouvert
les mers alors ne sont plus ordalies mais témoins de
pluies
baignant fonts-baptismaux où attend ce qui nous
ressemble, défiant le décompte, le point cardinal,
faux-
phare-à-dormir-debout, et les livres de bord que les
mers
exclusives livraient au Soleil
Levant [fin
de la lecture vidéo]
Forcer l’amer des choses !
Les fleurs auront vécu ce printemps de sang dans
l’inquiétude des nénuphars
Un horizon pourpre accapare notre rêve de pays à
faire,
déjà si vieux de mécomptes ;
des cultures en trauma perpétuent le silence des
faiseurs de lune,
l’horizon boit le chagrin des cahutes,
et l’arme souveraine, immobile sous le combat
couché
des pères, profère l’infantile des destins
Ô chemins détournés, misaines, marins chercheurs de
grève mers haleuses d’espoirs avant terre,
aurez-vous soin des Kapitans caraïbes
et de l’inassouvi échoué de rivages où
s’étale à présent la
multiple maldonne ?
Notre frère lira-t-il enfin le tracé mer et terre et
puis Le Livre ?
Verrons-nous danser longtemps sur nuage de guerre
lasse
la ville en mal de grâce, la ville démise, sa
dénature,
l’édenté du dire
les mots perdus, leur tressaille,
ne sachant plus quelle gigue les a placés au plus
haut
sommet de déviance ?
Allons voir et savoir
écouter la prière glissant l’allée veuve
l’incantation scellant la caverne aux voleurs de
mots
le mât d’histoire démantelée
couché dans le vacarme duc erre, des armes, de
l’échec,
mots qui ont soif, mots fatigués de lèvres,
mots ayant bu l’alangui des ballons
d’essai
la désolation, le transitoire, le déni
Mais toujours la cadence des sels contre la coque
saveur délayée aux lèvres du captif
et plus tard le galvaudage d’un départ prenant
teinte
d’oubli, où pourtant je ne te vêts de cendre mais
de feuilles
vivantes comme aux tournants fastes, dans la pureté
que
fut la première pierre, au sommet conducteur, ou dans
la grotte inviolée au coeur de terre, notre cache
rêvée
d’attente, notre oeil ouvert de silence
Encore une fois le tintamarre des voeux qui tombent !
J’aurai parlé aux futaies de ce songe nôtre,
(était-ce aller trop loin ?)
J’aurai parlé, y accrochant les grands moments
glissés
de nos doigts éphèbes
les fleurs ramassées qui gisaient
et jusqu’au clinquant de nos bras pleins de refus
injustes
Que d’encriers déjà brisés
sur l’envers des feuilles blanches
quand mes tâtons s’obstinaient à la trace comme
autrefois
comme aujourd’hui où les douleurs qui nous lient
comptent
encore les croix de bras invitées !
Où donc trouverons-nous l’huile à raviver le
pied
blessé à tant te chercher, femme-pays ?
Car tu le sais à présent : toutes les croix du monde
renvoient
aux détours mêmes où les fleurs attendent la fête
et nos mains l’envol !
Brassée
ce n’est choix d’étreinte ni recherche de gué de coeur,
le sang a trop coulé d’étoile à ruisseau
si la brassée ne m’est accours
ce n’est flair éteint de chien de faïence
en vasques atournements,
c’est qu’il flotte encore d’invisibles
parcours,
cumulus de songes fondus
sur madras de passage et phénos naïfs
où transitions de siècles et de races
feraient pleurer le belvédère offrant son ventre nu
au désastre du temps,
sur quoi dorment mauvais détours
* * *
voyez ces formes indécises, encore magma :
ce sont râles, avortements d’éphèbes
chaque fois repris au conçu même
caillots de sang dans ce formol, naîtrons-nous enfin
pour dire le siècle quatre ?
* * *
le temps de souffler sur falaises chavirées
le temps d’une bavée d’algues
le temps pour un songe de frissonner l’écume,
et des fleurs impensées pousseront dans le roc
qu’arrose le Nordé ;
de mon bateau je les regarde et tes bras
me sont lierre qui m’attache à la beauté marine
* * *
à ras de crête courent les sanglots,
en vain la mer en tentera capture;
à défaut de voiliers noyés,
un pâle serment que le vent boit…
quelle oreille alors pour les aveux qui viennent
et pour le juste ouvert au juste
les pas de l’Homme à peine sauvés des tracés
qu’aussitôt efface le temps
des bonheurs de prudence ont frémi
la peur est traîne de combat,
hâte-toi
* * *
l’épreuve est dolmen
et le chapelet brisé du pèlerin
chercher fentes où l’eau se fait source
Incantatoire
Si mon ordre introuvé m’est devenu menace, survivrai-je au reste de ma terre, alaisant l’espace vécu à vivre ? Nous cherchons bouées à défaut de sillage, et mouvance inquiète nous arrive l’horizon, agonie ou promesse, au gré du sursaut
Déjà nés du divers, voici que se défont les destins, nous livrant, pour un temps-mirage, à notre seule force des doigts et d’une foi elle-même à bâtir aussi bien dans l’exigence du concept que dans le tracé d’un entour soumis à nos errances, discours et pratique
Quel est donc ce lieu, où nos sueurs dévalent l’effort, sans cesse dénouant nos récurrences, pour les retrouver aussitôt à ce rendez-vous d’épreuve où l’exil est intérieur, plus terrible encor ?
Quel est ce lieu où se concertent cris et regards, toutes souffrances réunies, l’incantatoire ?
Et quel, ce lieu où s’épuisent nos frères, où la bravade, cessant paroles, cassant paroles, mène à la main blessée giclant sur la lame, l’étonnement, la brûlure ?
Nous voilà ainsi confrontés à notre propre blessure ; elle n’est point de féconde expérience ; c’est difficile cicatrice, c’est vanité heurtée, sans demi-teinte ; c’est lune amère
Mais que cela ne soit et que nous arrive enfin l’Autre, avec sur les lèvres la bonne parole insulaire. Quelle ordalie que ta douceur, quand la mer sera calme et sans galions, mer pestèle et mer pour gestes de fruit !
Bonne parole ? Voulant dire ce à quoi l’homme a recours lorsque désemparé devant sa propre nature et son semblable, alentour : ô mon amour, ô mon amour !
Chassagne, Raymond. « Trois poèmes lus par
l’auteur » (vidéo).
Pétion-Ville (1992). 9 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube : 18 mai 2013.
Caméra : Jean-François Chalut.
« Brassée » et « Incantatoire » ont été publiés pour la première fois dans le recueil Incantatoire (Port-au-Prince: Éditions Regain, 1996, pages 72-73 et 17-18).
« L’Abscisse » est une première version du début du poème (reproduit en entier ici) qui sera publié ultérieurement comme « Les croix et les mots » dans Carnet de bord (Montréal: Mémoire d’encrier, 2004, pages 46-51).
© Raymond Chassagne © 2012 Île en île