par Roy Chandler Caldwell, Jr
Dompter la cacophonie créole
par la magie du roman…
– Raphaël Confiant
Le nom du romancier martiniquais Raphaël Confiant est
inévitablement associé à celui de son compatriote et son
contemporain Patrick Chamoiseau. Les deux écrivains ont
collaboré à Lettres créoles(1991), une histoire
de la littérature antillaise, et, avec le linguiste Jean
Bernabé, au manifeste du mouvement créoliste,
Eloge de la créolité (1989). Dans
sa production romanesque Confiant reste également lié à
Chamoiseau, car leurs romans révèlent de fortes
affinités: d’abord par leur participation au
programme culturel de la créolité
(1); et ensuite par leur langage, une forme linguistique
artificielle et hybride qui contient les rythmes et les
locutions de la langue créole mais qui est accessible
aux lecteurs de la métropole. Après que
Chamoiseau a lancé ce nouveau style avec la publication
de Chronique des sept misèresen 1986, Confiant a
vite abandonné sa pratique de l’écriture en créole
(trois romans, des poèmes et des contes — textes
que personne ne lisait (2)) pour développer sa propre version de ce langage
romanesque. Depuis la fin des années quatre-vingt il a
publié quatre romans dans ce style.
L’Allée des Soupirs est le troisième roman
dans cette série.(3) Comme
ses deux prédécesseurs (et comme les romans de
Chamoiseau d’ailleurs), ce roman ne traite pas
directement de la situation actuelle de la Martinique,
mais il tente de commenter le présent par le passé. Le
centre narratif de ce texte est les événements de
Fort-de-France en décembre 1959, lorsqu’une
semaine de manifestations populaires sur la Place de la
Savane bouleversa la vie publique et menaça la position
de la Martinique comme département d’Outre-Mer. De
notre perspective présente décembre 1959 semble
représenter le dernier moment de résistance contre la
solution politique post-colonialiste, la victoire
définitive pour l’assimilation de l’île à la
métropole. Aujourd’hui la
Martinique paraît accepter le confort et le prestige
d’appartenir à la nation française, en dépit
d’une critique autonomiste qui prévient que
l’assimilation est «une des formes les plus
pernicieuses de colonisation», et que la solution
politique actuelle a produit la dégénération psychique
du peuple martiniquais.(4)
L’Allée des Soupirs est un roman vaste, complexe, convulsif, une épopée sans grandeur aucune, qui rappelle en même temps les contes tordus des conteurs créoles et les expériences romanesques de l’avant-garde européenne. Une tranche synchronique de la société martiniquaise y apparaît; il y a toutes les races, toutes les classes, toutes les positions politiques, et surtout toutes les attitudes envers la culture dominante française. Dans ce monde fourmillant de vies entrecroisées, il n’y a aucun personnage principal, aucune focalisation conséquente. Pour employer une figure du domaine de la musique, on peut dire que le roman est atonal, comme les compositions de Schönberg, Il contient, entre autres: le béké, chef du clan qui contrôle l’économie du pays; l’intellectuel qui parle comme dans les poèmes de Saint-John Perse; le marxiste frustré par le refus du peuple; le quimboisier (sorcier africain); le blanc-France qui a appris le créole; le marron; le journaliste, apologiste de la culture française; Miss Martinique, une négresse scandaleusement «bleue»; le fou qui compose et proclame sa Déclaration universelle de désamour envers la langue française; le Don Juan du quartier; le soldat mutilé dans la guerre coloniale contre les rebelles algériens; le bourgeois mulâtre et son héritier; de nombreuses prostituées et de nombreux fiers-à-bras; même Monsieur Untel, un cochon qui parle. A travers le texte ces personnages se forment momentanément en figures narratives avant de se disperser pour reformer de nouvelles figures. La désorientation du lecteur est augmentée par le manque de chronologie conséquente; comme dans les contes créoles, il y a de fréquentes contradictions et apories. Bref, L’Allée des Soupirs semble fonctionner selon une esthétique non-réaliste, non-cartésienne, non-occidentale. Confiant tire le modèle de cette structure non pas du roman balzacien, mais d’un autre, plus ancien, trouvé au moment de la naissance du roman comme genre littéraire: le comique, le parodique, le populaire, que Michel Bakhtine trouve chez Rabelais.
L’invocation du nom de l’auteur de Pantagruel et Gargantua ouvre un réseau de relations textuelles autour de L’Allée des Soupirs. L’importance de Rabelais pour les textes créolistes est introduite parTexaco de Chamoiseau. Dans ce roman Marie-Sophie Laborieux, narratrice centrale dans un système complexe de palimpsestes, parle à plusieurs reprises de l’importance de ses lectures de Rabelais; comme Rabelais Marie-Sophie semble occuper une position privilégiée très délicate et souvent frustrante au seuil du passage de l’oralité à l’écriture. Une relation métatextuelle entre Confiant et Rabelais existe également, car la critique n’a pas manqué de signaler les affinités entre les deux dans le domaine de la pratique langagière. En effet, Bernabé distingue le langage de Chamoiseau et celui de Confiant par leurs relations diachroniques différentes. Chamoiseau, écrit-il, crée son style au moyen d’une fécondation du français par le créole, mais Confiant adopte plutôt la stratégie de Rabelais à l’aube de l’époque moderne. Confiant crée «un créolisme fictif fondé sur une reconstruction, grâce aux ressources de l’ancien français, d’un créole donné comme authentique, mais puisant en fait sa sève dans le seul artifice de l’écriture».(5)Belleté est par exemple un vrai mot créole employé par les deux romanciers, mais jolivance est une pure invention de Confiant, comme d’ailleurs: savantise, craintitude, poétaillerie,déplébéisation, glorieuseté, et découconer. Bernabé commente cette invention linguistique explosive: «Par cette démarche, Confiant entend à travers son imaginaire langagier remonter aux sources historiques non seulement du créole mais encore du processus de créolisation tel qu’il s’origine également dans la langue française médiévale».(6)
Un troisième type de relation textuelle, une relation intratextuelle, est pourtant plus pertinente pour une discussion des liens entre Rabelais et Confiant. Au coeur même de L’Allée des Soupirs il y une série de conversations entre monsieur Jean, poète doudouiste qui chante les beautés exotiques de la Martinique naturelle, et Jacquou Chartier, blanc-France d’origine mais habitant de l’île depuis de nombreuses années. Pour monsieur Jean, la poésie sert «à échapper de la brutalité d’ici, à la caricature… la poésie est un remède à la caricature américaine» (82). Mais Chartier s’y oppose avec la vigueur de ses conviction arrosées par de fortes doses de tafia. Il faut faire face à cette brutalité, dit-il, et puis il propose les chiens-fers omniprésents sur l’île comme symboles de la vie martiniquaise. «Là-bas, en Europe, nous sommes parvenus à transformer la plupart de nos chiens en garçonnets sages» (84). L’écrivain martiniquais doit saisir l’errance et la folie de la vie de ces chiens non-domestiqués, et pour cela il faut «s’immerger dans la puanteur du quotidien» (86). Pour préciser la qualité que le romancier doit chercher, Chartier trouve un nom qui évoque Rabelais: le grotesque, qui est «la version insulaire du baroque américain» (87), et qui «désigne une certaine démesure du réel insulaire» (88). Plus tard, inspiré par le bricolage de la case créole («qui mêle terre, bois, brique, fibro-ciment et béton» [234]), Chartier élabore ses idées:
il faut inventer une forme neuve, une architecture disparate qui soit en mesure de, comment dire… qui puisse épouser chaque méandre de la réalité sans pour autant prétendre l’épuiser. Il faudrait bâtir le roman créole à l’aide de pans inachevés. Donner à lire un monde hétéroclite. (227)
À la fin du texte juste avant son retour en métropole,
Chartier dénomme cette nouvelle esthétique «le grotesque
créole» (377), et encourage son ami monsieur Jean à
abandonner son évasion poétique pour le roman. On peut
trouver la grandeur du grotesque créole «dans la
démesure de chaque existence, dans l’enflure de la
parole, dans l’apparente déraison des actes et des
projets de tout un chacun» (377), dit-il, et puis il
suggère les événements de décembre 1959 comme sujet pour
le développement de cette nouvelle forme: «tu devrais
essayer le roman. Tiens! Evoque-nous les émeutes de
l’an passé, toute cette immense cacophonie de
révolte, de rires, de sang, de sueur, de délires, de
folies!» (378).
L’orientation de Confiant vers les techniques
romanesques de l’avant-garde européenne semble
évidente ici. Les conversations de deux buveurs
littéraires forment une belle mise en abyme, une
duplication intérieure, ou image de l’ensemble du
texte à l’intérieur du texte.(7)
Le roman imaginé par Jacquou Chartier décrit assez bien
le roman de Confiant qui le contient. De plus, on peut
dire que L’Allée des Soupirsarticule la
théorie du grotesque créole et en même temps fournit sa
réalisation.
Si le mot créole appartient à la zone liminale entre l’Afrique, l’Europe et le Nouveau Monde, grotesque n’a que des racines européennes. Le terme apparaît au 15e siècle lorsque l’italien grotessca (de grotte) fut employé pour désigner le style ornemental antique qui avait été trouvé pendant les excavations en Italie. Au début grotesque signifiait une subversion de l’ordre naturel: un mélange d’éléments hétéroclites forme un domaine où les choses inanimées ne sont plus séparées des plantes, des animaux, des humains. Pendant la Renaissance le mot connotait le monstrueux et le menaçant.(8) Le concept fut repris et approfondi par les romantiques: en révélant les secrets de l’existence, le grotesque crée une terreur inspirée par la désintégration du monde. Friedrich Schlegel précise que le grotesque contient un contraste de forme et de fond, un paradoxe simultanément ridicule et terrifiant. Pour Victor Hugo le grotesque est le déformé et l’horrible et donc une catégorie du laid; l’antithèse du sublime, il nous mène vers l’inhumain, vers l’abyssal.(9) On trouve ces notions romantiques du grotesque à la base des idées de Wolfgang Kayser. «Le grotesque est un jeu avec l’absurde», conclut-il.(10) Comme le monde devient soudainement étrange, les catégories par lesquelles nous l’appréhendons ne sont plus valables, et nous ne pouvons plus faire confiance à rien. Pour Kayser le grotesque arrive avec le surnaturel, comme dans les récits de revenants ou de statues animées populaires au 19e siècle. Un exemple bien connu de ce jeu avec l’absurde serait le rire final de Madame Bovary sur son lit: un rire moqueur, plein d’amertume, qui montre la reconnaissance lucide que les structures par lesquelles nous attribuons du sens à l’existence sont aussi arbitraires que les règles de bridge. En fin de compte le grotesque de Kayser trouve sa place dans une idéologie idéaliste et affirmative, effectivement romantique. Par le grotesque nous entrevoyons les aspects démoniaques de l’existence, ce qui nous permet d’en prendre conscience et donc de nous en libérer.(11)
Bien que d’autres romans créoles fournissent de nombreux exemples du grotesque de Kayser, il n’y a que quelques minces traces de ce jeu avec l’absurde dans L’Allée des Soupirs. Le grotesque du roman de Confiant rappelle plus le grotesque de Bakhtine que celui de Kayser. Pour Bakhtine le grotesque n’exprime pas la peur de la vie mais son affirmation. Dans l’oeuvre de Rabelais le principe de la vie corporelle et matérielle est prédominante: «images du corps, du manger et du boire, de la satisfaction des besoins naturels, de la vie sexuelle», images d’ailleurs «excessivement outrées, hypertrophiées».(12) Bakhtine nomme cette imagerie et cette conception esthétique de la vie pratique, typique du Moyen Age, le réalisme grotesque. La particularité essentielle du réalisme grotesque, écrit-il, est «le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité».(13) Rabaisser, précise-t-il, est un terme rigoureusement topographique; il signifie le rapprochement de la terre, la communion avec la partie inférieure du corps, le ventre et les organes génitaux. Le rabaissement est donc profondément ambivalent: il a une valeur destructrice, négative, mais encore positive, régénératrice. Comme dans le grotessca antique, «les frontières s’effacent entre le corps et le monde, on assiste à une fusion du monde extérieur et des choses».(14)Agent de ce rabaissement est l’esprit comique que Bakhtine trouve dans le carnaval médiéval; le rire populaire «rabaisse et matérialise», et ce rire «organise toutes les formes du réalisme grotesque».(15)
Le grotesque de Bakhtine est le rabaissement, l’excès joyeux, l’affirmation du corps et ses fonctions naturelles, l’hyperbolisme. C’est contre cette conception que nous voudrions maintenant mesurer le grotesque créole de Raphaël Confiant.
Les actes du drame corporel parcourent
L’Allée des Soupirs: le manger, la
grossesse, la croissance, la vieillesse, les maladies,
la mort, et surtout le boire – le tafia est omniprésent,
et les esprits, comme ceux de monsieur Jean et Jacquou
Chartier, sont perpétuellement «entafiatés» (117).
Souvent ces événements corporels portent les traces du
grotesque rabelaisien: une femme est
«enceinte-gros-boudin» (126); une paire de buveurs de
rhum sont «deux grandgousiers» (403).
Mais le grotesque créole de
L’Allée des Soupirs est sans doute le plus
riche dans le domaine de l’érotisme.(16)
L’action de rabaissement typique du réalisme
grotesque selon Bakhtine est bien évidente dans les
relations entre hommes et femmes dans ce roman.
L’amour sentimental est une institution que les
personnages semblent connaître mal; quand les
spectateurs au Gaumont entendent un acteur dire «Je vous
aime!», la salle se remplit de rires. (Le journaliste
Romule Casoar découvre à 48 ans qu’il est «plus
nègre que gaulois» [358] au moment où il se trouve
incapable de prononcer cette formule magique en face de
la jeune békée qu’il désire épouser.) Le rire
populaire accueille les sentiments élevés
d’Ancinelle qui cherche un homme «qui ne se
contenterait pas de jouer au coq avec elle mais
l’épouserait à l’église comme
quelqu’un de bien» (19); sa marraine la traite de
«vierge bonne à rien» quand une tentative de viol échoue
par «l’absence de bandaison du bougre» (19). Chez
Rabelais l’accouplement est une joyeuse
affirmation et un acte de fécondité. Gargantua espousa Gargamelle «et faisoient eux deux
ensemble la beste à deux doz, joyeusement se frotans
leur lard, tant qu’elle engroissa d’un beau
filz».(17) Les activités
sexuelles chez Confiant partagent deux traits
fondamentaux avec celles de Rabelais: elles donnent à
rire, et elles sont transformées, ou rendues grotesques,
par la co-présence d’autres activités humaines.
L’amour de Gargantua et Gargamelle rappelle la vie
animale («la beste à deux doz») et le manger («se
frotans leur lard»). De même, dans
L’Allée des Soupirs le sexe ne reste jamais
simple, il se métamorphose toujours en autre chose.
A la différence de Rabelais, le rire provoqué par l’érotisme de Confiant n’est que rarement joyeux. Cicéron Nestorin mime l’acte d’amour avec les mannequins en plastique des boutiques syriennes de centre-ville, et toute la rue Saint-Louis pète de rire lorsque le pauvre offre d’acheter celui de qui il est tombé amoureux. Le séducteur Eugène Lamour porte un nom bien ironique car il mène les jeunes lycéennes de bonne famille dans l’Allée des Soupirs, où sa douce séduction devient vite brutale: «après trois baisers goulus, il [les] coquait debout contre le pied du flamboyant qui en gardait l’entrée» (100). Ensuite il les congédie sans cérémonie, leur ordonnant d’expliquer leurs robes tachées de sang comme la conséquence d’une chute au jeu. Ce «baliverneur» (Don Juan) créole ne connaît l’amour qu’après sa mort, quand à sa veillée «une grosse dondon, une négresse bleue», demande à son cadavre de lui rendre sa «virginalité» dérobée (339). L’hilarité des gens devant ce spectacle se fige lorsque la grosse femme arrive à fermer les yeux insolemment ouverts du corps et par ce moyen réussit à effacer le sourire insolite aux lèvres du mort. Le grotesque érotique devient moins joyeux et plus hideux encore dans un épisode qui décrit les pratiques d’exploitation de Fils-du-Diable-en-Personne. Cet homme promet aux filles de les aider à gagner la couronne de Miss Martinique, mais après le concours, il les mène derrière les bâtiments du port, où ses compères «attendaient leur tour de grimper sur le ventre nubile de la Miss ratée, moyennant un billet de mille francs» (285). Le rire rabelaisien se tait tout à fait ici, ou ailleurs quand le fossoyeur couli Ziguinote caresse le cadavre d’une femme tuée pendant les manifestations, et trouve son premier moment d’apaisement depuis quatre jours après avoir joui d’elle.
L’élément surajouté à l’activité érotique dans L’Allée des Soupirs, l’effet du grotesque, est ainsi l’inanimé (le plastique ou la mort), l’exploitation financière ou sexuelle, ou l’idéologie. Collé «de tout son corps tel un lézard-margouillat» (249) sur la vitrine des boutiques en face de son mannequin bien-aimé, le clown Cicéron Nestorin hurle au moment d’éjaculer: «Vive Schoelcher-er-er!» ou «Vive l’Abolition!» (249).(18) Le lien entre le sexe et la politique est fondamental à la Martinique, comme l’explique le dandy Dalmeida dans Le Nègre et l’amiral, premier roman en français de Confiant:
Ce petit pays […] cette peau de pistache sur l’Atlantique, a été tout entier construit sur la fornication. La relation esclavagiste a été fondamentalement axée sur le viol permanent des négresses et des mulâtresses par les maîtres blancs. Rien n’a changé aujourd’hui, mon vieux, nous avons intériorisé les phantasmes des békés.(19)
Dans le personnage de Henri Salin du Bercy, l’avatar de la classe békée dans L’Allée des Soupirs, on discerne l’érotisme hyperbolique, politique et amèrement comique du grotesque créole. Cet homme jouit presque du droit ius primae nocis du noble médiéval: «Le seigneur de Lareinty dévirgina de la sorte la plupart des capistrelles du Lamentin, de Trou-au-Chat, de Rivière-Salée et des alentours avec la bénédiction de leurs génitrices, assez fières de savoir qu’un jour elles pourraient promener un petit-fils à la peau sauvée de la noirceur» (64). Quelques détails intimes ajoutent des touches grotesques qui soulignent la nature idéologique de ces pratiques: Salin du Bercy exige que ses fillettes soient non-lavées et qu’elles sentent «la sueur à trois pas» (65); et, au moment de jouir, il brame «rituellement» «Mi an tjou’w! (Attrape!)» (121), la même chose qu’il crie quand il punit les coupeurs de canne dans ses champs. La dimension politique de l’acte sexuel est bien évidente aussi dans la haine ancestrale entre Salin du Bercy et le nègre-marron Petit Jules-César. Ce dernier, trahi par une femme, avait quitté l’habitation et fui vers les mornes, mais il garde des rapports semblables à ceux du maître avec les femmes qui y vivent. Un jour il surprend Salin du Bercy sur la grande route, et le tenant en joue, lui ordonne: «Du Bercy, je ne veux plus que tu touches à mes femmes. Plus jamais! Toutes les négresses, les mulâtresses, les chabines et les coulies de ce pays sont la propriété de Petit Jules-César et de lui seul» (68). Le béké doit accepter ces termes pour le moment, mais rompt sa parole et organise une poursuite nocturne du marron dans les mornes. Finalement, épuisés et seuls au fond de la forêt, loin de la civilisation, les deux se confrontent une deuxième fois. Au lieu de s’entre-tuer, ils éclatent de rire lorsque chacun reconnaît dans son ennemi traditionnel «un homme qui mérite le titre d’homme» (74). En fin de compte, en dépit de l’obsession érotique qui semble parcourir L’Allée des Soupirs, il est difficile de parler d’un «chant du koké».(20)Si le grotesque créole de Confiant révèle le rabaissement et le rire qui caractérisent le réalisme grotesque de Rabelais, il faut admettre que sa troisième qualité, l’excès joyeux et l’affirmation du corps, manque. L’éros est peut-être le moteur de l’histoire chez Confiant, mais il n’est pas son corps.
À la fin de L’Allée des Soupirs, Ancinelle Bertrand, déçue par l’échec des manifestations de décembre 1959, compare l’existence martiniquaise «à une tragédie grecque qui serait jouée par des clowns» (372). En effet, toutes les possibilités créées par «cette immense cacophonie de rires, de sang, de sueur» (378) se sont écroulées. En plus, les forces de l’opposition semblent définitivement dispersées: Chartier parti, Malaba disparu, monsieur Jean disgracié, le camarade Angel suicidé, Grands Z’Ongles pendu, Ancinelle l’épouse d’un fonctionnaire… À la conclusion du roman règne la voix du bourgeois gentilhomme Fréderic Saint-Amand, champion de l’assimilisme: «le général de Gaulle nous a promis, au Conseil Général, que la Martinique demeurerait jusqu’à l’éternité un ‘lambeau de la France palpitant sous d’autres cieux’» (404). Bref, défaite totale pour la révolution. Mais monsieur Jean voit les événements de décembre 1959 autrement: «c’est notre rire qui nous a une fois de plus sauvés» (371). Oui, sauvé, mais sauvé de quoi exactement? De la révolution même peut-être. Le rire créole parsème les textes de Confiant; ce rire est, pretend-il, un aspect essentiel de l’identité créole.(21) Finalement on se demande si la vision de révolution du camarade Angel n’a pas été elle-même victime du rire et du rabaissement du grotesque créole. Après tout, la Révolution n’est qu’une autre forme de ce discours officiel moqué par le grotesque; comme dit Jean-François Lyotard, la Révolution est le métarécit fondamental du dogme de notre temps, le Nationalisme. Le camarade Angel se tire une balle dans la tête parce qu’il n’a pas pu maîtriser, ou organiser, «l’errance et la folie» de la vie martiniquaise. En d’autres mots, il n’a pas pu imposer le schéma du métarécit sur toute l’énergie populaire déchaînée. La révolution à Fort-de-France en décembre 1959 a échoué, c’est-à-dire, elle a été postmoderne.(22) Le vrai meneur du jeu pendant les manifestations est Malaba, l’homme du peuple, l’homme de force et de tendresse qui ne vient de nulle part, qui n’a ni objectif ni position, et qui s’évanouit avec son tambour comme un fantôme; il est l’emblème de «la cacophonie créole» (379) que le discours officiel ne domptera jamais.
Le grotesque créole de Raphaël Confiant est donc la célébration de la cacophonie de la vie créole. On voit ce mode dans son langage (invention diglossique), dans sa structure narrative (manque de conséquence chronologique, polyfocalisation, hyperbolisme digressif) aussi bien que dans ses sujets et dans «l’ombre» idéologique de ses textes.(23)
On a remarqué que Confiant se tait curieusement sur le rôle de la politique dans la recherche de l’identité créole. Une lecture d’Eloge de la créolité, par exemple, donne l’impression que cette quête est entièrement individuelle ou psychologique, sans dimension collective ou politique. L’Allée des Soupirs montre que la vie débordera toujours les contraintes de l’idéologie. Ce refus de la politique est une autre forme du grotesque créole.
– Roy Chandler Caldwell, Jr.
St. Lawrence University
Notes:
1. A. James Arnold écrit que les romans
des créolistes sont «idéologiquement surdéterminé» (ideologically overdetermined). «The Erotics of Colonialism in Contemporary French
West Indian Literary Culture»,
New West Indian Guide 68,1-2 (1994): 19. [retour au texte]
2. Richard D. E. Burton observe que
tandis que l’écriture en créole se voit populiste,
elle devient ironiquement élitiste dans ses effets.
«Debrouya pa péché, or Il y a toujours moyen de
moyenner: Patterns of Opposition in the Fiction of
Patrick Chamoiseau»,Callaloo 16.2 (Printemps
1993): 478. [retour au texte]
3.
L’Allée des Soupirs (Paris: Grasset,
1994). [retour au texte]
4. Edouard Glissant,
Le Discours antillais (Paris: Seuil, 1981): 15.
[retour au texte]
5. «De la négritude à la créolité:
éléments pour une approche comparée»,
Etudes françaises 28, 2-3 (1992-93): 36. [retour au texte]
6. Ibid. [retour au texte]
7. Mise en abyme est un terme
attribué à André Gide pour désigner un blason qui
contient un autre blason, La technique de la duplication
intérieure devient importante pour les nouveaux
romanciers français des années cinquante et soixante.
Pour une discussion de cette technique, voir Jean
Ricardou, Le Nouveau Roman (47-74), and Lucien
Dällenbach,
Le Récit spéculaire: Essai sur la mise en abyme
(Paris: Seuil, 1977). [retour au texte]
8. Wolfgang Kayser,
The Grotesque in Art and Literature, traduit par
Ulrich Weisstein (Bloomington: Indiana University Press,
1963): 19-24. [retour au texte]
9. Victor Hugo,
Préface à Cromwell.
Théâtre complet (Paris: Gallimard, 1953):
409-454. [retour au texte]
10. Kayser, 187. [retour au texte]
11. La conclusion de Kayser: Le
grotesque est «la tentative d’invoquer et de
subjuguer les aspects démoniaques du monde» (188). [retour au texte]
12.
L’Oeuvre de François Rabelais et la culture
populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, traduit par Andrée Robet (Paris: Gallimard, 1970):
27. [retour au texte]
13. Ibid, 29. [retour au texte]
14. Ibid, 308. [retour au texte]
15. Ibid, 29. [retour au texte]
16. Cet aspect des textes de Confiant
a parfois troublé la critique, surtout la critique
américaine. Voir Thomas C. Spear, «Review of Confiant,
Bassin des ouragans, Commandeur du sucre, L’Allée
des Soupirs», French Review 69, 6 (May 1996):
1060-1062. [retour au texte]
17. Gargantua, chapitre 3,
(Paris: Garnier Frères, 1962). [retour au texte]
18. Cette anecdote se trouve aussi
dans Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon
(Paris: Seuil, 1952): 51. [retour au texte]
19.
Le Nègre et l’amiral (Paris: Grasset,
1988): 91-92. [retour au texte]
20. L’expression est employée
par Chamoiseau pour indiquer une nouvelle direction pour
la littérature antillaise, une littérature qu’il
trouve «trop polémique, politique, didactique,
faussement universaliste». Jack Corzani, «Solibo
Magnifique», Antilla Spécial11, (Décembre
1988-1989): 31. [retour au texte]
21. Dans un article sur Chamoiseau,
Confiant écrit: «Messieurs et dames de la compagnie,
respectons le rire, oui, car c’est lui qui a fait
de nous un seul peuple et nous a aidés à traverser
l’enfer». «Qui a tué Solibo Magnifique?»
Antilla Spécial 11, (Décembre 1988-1989): 52-53.
[retour au texte]
22. Lyotard remarque: «En simplifiant
à l’extrême, on tient pour
‘postmoderne’ l’incrédulité à
l’égard des métarécits […]. La fonction
narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands
périls, les grands périples et le grand but. Elle se
disperse en nuages d’éléments langagiers
narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs,
descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des
valences pragmatiques sui generis».
La Condition postmoderne (Paris: Minuit, 1979):
7-8. [retour au texte]
23. Dans
Le Plaisir du texte (Paris: Seuil, 1973) Roland
Barthes écrit: «Le texte a besoin de son ombre: cette
ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu de
représentation, un peu de sujet» (53). [retour au texte]
Cet essai, « L’Allée des Soupirs, ou le grotesque créole de Raphaël Confiant », par Roy Chandler Caldwell, Jr., a été publié pour la première fois dans Francographies 8 (1999), pp. 59-70. C’est une version française de son article, « Creolité and Postcoloniality in Raphaël Confiant’s L’Allée des Soupirs », publié dans The French Review 73, 2 (December 1999), pp. 301-12. Il est reproduit ici avec la permission de l’auteur et de la revue.
© 1999 SPFFA. Reproduit avec l’autorisation de la Société des Professeurs Français et Francophones d’Amérique, P.O. Box 6641, Yorkville Finance Station, New York, NY 10128, U.S.A.; © 2001 Île en île
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