Entrevue avec Joël Des Rosiers
réalisée par Ghila Sroka
Tribune Juive: J’aimerais d’abord que tu
me dises qui est au juste Joël Des Rosiers?
Joël Des Rosiers : Je suis un métis. Je crois que je
suis un homme de l’île, c’est-à-dire un
homme de la singularité. Etre né sur une île,
c’est à la fois un privilège et un appel toujours
redondant, inlassable, vers l’ailleurs. Je crois
que l’homme des îles, c’est un homme de
passage. Je suis né aux Cayes, en Haïti,
c’est-à-dire dans la Méditerranée américaine. Je
crois savoir que les ancêtres de ma famille maternelle
étaient originaires de la Guadeloupe, de la Martinique
et que l’un d’entre eux avait immigré à
Saint-Domingue venant de la Nouvelle-France. Après
l’enfance caraïbe, j’ai immigré au Québec au
début des années 60 avec mes parents, puis je suis parti
à 18 ans faire mes études en France, à Strasbourg. Je
suis un métis, je suis un Africain, un Européen, un
Amérindien. Tous ces fragments font de moi un homme
d’Amérique, continent de toutes les migrations.
L’Amérique est l’Afrique promise. Peu
d’espaces culturels dans le monde portent en eux
autant de mémoires. J’ai dans la tête une île
errante et c’est un dé qui roule vers sa chance.
On retrouve d’ailleurs dans tes trois livres,
en particulier dans Savanes, toutes ces
définitions à la fois globales et profondes.
Oui, parce que le métis est la figure de la perte du
sens face au mythe de la pureté, même pure laine. Parce
que le métis brouille le régime. Il harmonise les
dualités, voire même les trinités. C’est un homme
du divers. Je crois aussi que cette question du
métissage discrédite tous les mythes de pureté dans leur
essence même parce que je ne suis ni ceci ni cela.
J’ai un caractère labile, je suis un interlope, je
suis constamment en contrebande, entre la stase et le
fugace. Je crois effectivement que cette instabilité
constante, que cette hybridation de notre culture
participe à la modernité dans ce qu’elle comporte
de plus hardi, c’est-à-dire le mélange de
l’immobile et du fluide, de la réitération du même
et du labile. Etre créole, en réalité, c’est
porter en soi l’altérité à un degré exquis;
c’est protester contre toutes les figures de
l’Un et ses avatars. Créole signifie « créer
l’autre ». « Criolo », je le crée… Cette
hybridité des différences culturelles m’apparaît
réalisée dans ma vie personnelle comme dans ma
profession. Je suis à la fois médecin et écrivain. Ce
n’est pas une donnée nouvelle. Il y a eu beaucoup
de grands écrivains médecins, de Rabelais à Céline, qui
sont mes idoles et leurs livres mes fétiches, mais je
crois que, même dans ma vie personnelle, cette dualité
constante participe dans ma manière d’appréhender
le monde, dans ma manière d’assumer ma condition
humaine.
Tu es chirurgien, n’est-ce pas?
J’ai appris à guérir avec mes mains, comme le
chaman. La chirurgie, qui est une école de modestie,
m’a révélé les splendeurs et les misères du corps
humain. Sans doute, cette connaissance du corps, à la
fois chair et symbole, influe-t-elle sur mon écriture.
En tout cas, elle m’autorise une intimité et une
mise en oeuvre du sensible. La science offre à
l’écrivain ses multiples métaphores en repoussant
indéfiniment les fantasmes de maîtrise. La science est
la poésie des faits. À cet égard, j’ai utilisé
dans mon dernier recueil, Savanes, une métaphore
scientifique, celle du chaos, théorie de l’ordre,
du désordre et des systèmes instables. En effet,
l’archipel des Antilles épouse l’ordre
géographique d’îles dont la superficie décroît
régulièrement, de Cuba à la Grenade. J’eus la
vision d’une formidable redondance, chaque île
n’étant que la répétition d’une autre. Le
désordre s’était introduit dans l’archipel
par la violence coloniale, par la sexualité qui déborde
cette violence, par l’infinie variété de la
couleur de la peau qui en résulte. J’ai rêvé mes
livres et en particulier Savanes comme une
traversée des origines. Il ne s’agit pas de la
reconstruction d’un passé révolu mais bien
d’une mémoire, c’est-à-dire d’un
consentement au présent, par le biais du travail de la
langue.
Comment concilies-tu l’écriture, la poésie, avec ta pratique de la médecine?Je dirais que c’est un bonheur d’être médecin parce qu’il s’agit de soulager la souffrance humaine. Aujourd’hui, bien sûr, la technicité l’emporte sur l’art de soulager et cela n’est pas si mal. Elle n’élimine pas pourtant le besoin d’une écoute. Je n’ai pas envie de parler en « langue de bois », mais les médecins ont acquis, certains d’entre eux du moins, pas tous, par une longue fréquentation de la souffrance, une grande connaissance des êtres humains. Ils regardent la vie avec les deux yeux; aussi observent-ils les hommes dans tout leur relief. Un oeil regarde la vie, l’autre scrute la mort. Cette interpénétration est constante pour un médecin qui connaît de l’intérieur la précarité de la vie, la précarité des êtres humains. Nous ne tenons qu’à un fil; il faut savoir cela, que les hommes les plus forts, les femmes les plus courageuses, peuvent à un moment donné craquer devant ce qui attaque leur intégrité, la maladie… Les médecins sont aux premières loges de ces noces diaboliques de la vie et de la mort et, pour peu qu’ils se débarrassent de leur cuirasse clinique, qu’ils assument leur propre part mortifère, cela fait en général de bons écrivains, parfois même de grands écrivains. Je pense que la littérature, c’est cela. C’est nous permettre d’affronter ces graves questions essentielles de l’amour, de la mort, de la vie et de la souffrance, et de tolérer la perte. Alors, c’est un bonheur d’être médecin et écrivain.
Je t’ai déjà entendu dire que «les peuples
manquaient de poésie». N’est-ce pas là une
coquetterie de ta part à une époque où certaines
populations ne jouissent même pas de la liberté
d’exister? Qu’entendais-tu par là?
Je pense à Saint-John Perse, le grand poète de la
Guadeloupe, prix Nobel de littérature qui, dans
Amers, célèbre «la grande phrase prise au
peuple», un vers qui m’a toujours inspiré. Si les
peuples manquent de poésie, de même nous, les poètes,
nous manquons au peuple. En réalité, ce que je veux
exprimer par là, c’est ce double manque. La poésie
est la grande phrase prise au peuple. Je crois que le
rôle des poètes, c’est de redonner cette phrase au
peuple, mais transfigurée, dénaturée, presque
méconnaissable. En un mot, étrangère. Proust disait que
les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue
étrangère.
Tu dis «nous, les poètes, nous manquons au peuple».
Pourtant, voilà très exactement cinq ans, Salman
Rushdie était pris à partie par les intégristes
musulmans parce que sa plume leur déplaisait et,
aujourd’hui même, cinq ans plus tard à la même
date, le 13 février 1994, une écrivaine du Bangladesh
est elle aussi condamnée à être privée de sa liberté.
On lui a pris ce matin son passeport, lui reprochant
d’avoir suivi les traces de Rushdie. Que
t’inspire cette censure dans le monde musulman
intégriste?
C’est un problème fondamental que tu poses là,
c’est-à-dire la question du même et de
l’identité. Je crois que c’est un symptôme
de la permanence des identités et du retour en force des
hypertrophies identitaires. Ce que la Fatwa de Khomeyni,
condamnant Salman Rushdie, représente, c’est
l’exclusion d’un homme qui est un hybride
lui-même. Il faut savoir que Rushdie est un
Indo-Pakistanais élevé à Londres, occidentalisé
donc… Pourtant, c’est finalement au sein de
la littérature que s’inventent contre le mal,
outre les formes les plus neuves et les plus hardies de
la résistance, les éléments à la fois d’une
éthique et d’une esthétique, nous préservant des
fantasmes de pureté, des boursouflures identitaires et
des ghettoïsations.
Mais Rushdie est tout de même musulman. Il revendique
son appartenance à cette religion.
Ce qui est en jeu, c’est la mise à distance. Je
crois que c’est cela la littérature,
essentiellement une distanciation des origines, un
déchiffrement. Je crois que tout écrivain est dans cet
exil intérieur au- dedans même de sa propre écriture. Je
crois que le retour en force des notions que nous
pensions complètement honnies de pureté ethnique, de
pureté identitaire, d’intégrisme, pas seulement
dans l’Islam, mais également en Occident,
correspond à ce que Freud appelait le malaise dans la
civilisation. Plus nous nous civilisons, plus nous nous
barbarisons. Je crois que l’intimité de la
barbarie et de la civilisation démontre bien cette
question essentielle, celle de notre incapacité à faire
taire le mal en nous, le mal étant projeté, bien sûr,
sur l’autre. Donc les peuples vivent de plus en
plus dans cette inquiétude narcissique, repliés sur
eux-mêmes, sur leur culture. Que faire de la haine et du
haï ? Naturellement, plus le voisin est proche, plus il
est honni, c’est-à-dire plus il nous ressemble.
C’est ce qu’on constate chez les Serbes et
les Croates, des peuples qui se fréquentent depuis mille
ans et qui en réalité pratiquent les uns vis-à-vis des
autres des actes d’une barbarie qu’on
croyait tue pour des siècles, en Europe, compte tenu de
ce qui s’est passé avec l’Holocauste.
L’Holocauste, c’est une chose, mais ce
qui se passe actuellement en Yougoslavie est plutôt
selon moi le résultat de la répression communiste des
40 dernières années. On a réduit au silence, enfermé
derrière un rideau de fer les peuples de l’Est.
Le jour où le mur de Berlin est tombé, le véritable
visage de ces gens, nourris de haine, est apparu.
Après la barbarie de deux guerres en Europe, après
Hiroshima, ce qui se passe actuellement dans
l’ancienne Yougoslavie correspond effectivement à
la disparition du contenant, du grand frère communiste
qui, lui, faisait taire ce que Freud appelle le
narcissisme des petites différences. Eu égard à ces
crispations identitaires qui s’amplifient dans le
monde et qui nous menacent, à mon sens, il n’est
pas vain de se demander comment poser la question de
l’Autre dans la littérature, comment tolérer les
différences et les marginalités. Je crois que
c’est dans la littérature que se construisent, que
s’élaborent les formes les plus neuves de la
résistance à la ghettoïsation, à l’hypertrophie
identitaire, au narcissisme des petites différences.
C’est bien la question à poser, celle de la Fatwa
contre Rushdie et celle de la condamnation de cette
femme écrivain au Bangladesh, parce que justement la
parole portée est une parole qui résiste aux figures de
l’indivision, aux figures de la totalité.
Rushdie, puisque nous parlons de lui et qu’il
sert un peu de toile de fond à notre conversation, a
posé cette pertinente question: «Que vaut la parole de
l’écrivain aujourd’hui?» Que répondrais-tu
à cela?
Si la langue est maternelle, abusive, la parole, elle,
est paternelle, symbolique. Nous sommes tributaires de
cette différence des sexes et du désir qui est celui
d’un autre. Quand un écrivain ouvre la bouche, sa
bouche est pleine du sexe de la langue. La parole de
l’écrivain, homme ou femme, vaut la part
d’ombres qu’elle révèle à la lumière. Parole
qui se rend compte que plus vous connaissez le monde,
plus vous vous rendez compte de son infinitude et de la
nécessité de la littérature à la fois comme puissance de
cohésion, mais surtout comme puissance convulsive.
Porter le langage comme dans une forge à ses limites, en
créant de nouvelles associations de mots et de syntaxes,
c’est proposer de nouvelles visions du monde, de
nouvelles sonorités pour dire le monde. Assez
d’actes ! Encore plus de mots ! La parole de
l’écrivain, c’est une pulsion d’écrire
qui cherche à déconstruire la langue maternelle. Sans
doute, est-ce la langue qui est la mère perdue.
Qu’entends-tu par «parole paternelle»? Quels
sont ses rapports avec la langue maternelle,
naturelle, nationale? Ton propos est-il de dire que la
langue maternelle est incestueuse?
La parole paternelle, c’est Moïse l’Africain
sur le Sinaï, c’est le travail d’écriture,
c’est-à-dire la soumission à la Loi, tout en la
transgressant par moments, brisant les Tables. La mère
étant la porte-parole de l’infans, celui
qui ne parle pas, la langue maternelle est abusive parce
que la mère en quelque sorte « parle » son enfant. La
distance par rapport à la langue maternelle devient
salutaire, alors que c’est du côté du père que va
s’établir la question du travail de la langue, de
la soumission à la grammaire, à la syntaxe, à la Loi.
C’est le début de l’étrangeté en toute
langue. Les pères demeurent toujours des étrangers. Ils
nous donnent leur nom et nous n’y pouvons rien. .
Comment peut-on résister au fantasme de la pureté
dominante de la parole paternelle?
La parole de l’écrivain, homme ou femme,
c’est donc de montrer que dans ce siècle, cette
fin de siècle où chacun dit que les repères ont disparu,
nous vivons, semble-t-il, la fin des idéologies et des
fausses certitudes. C’est peut-être très bien
ainsi. Mais il me semble que certaines illusions sont
nécessaires. Sans doute, le monde dans lequel nous
vivons est un monde sans « re-pères », un monde où
douloureusement l’homme est un fils sans père,
sans filiation. La porte est ainsi ouverte sur
l’auto-engendrement, sur le déni des origines. La
parole de l’écrivain permet de questionner la
culture de l’extermination, cette part mortifère
toujours à l’oeuvre. C’est essentiellement
poser la question de l’altérité. L’autre en
soi nous permet d’affronter avec beaucoup de
compréhension la différence des autres : sexualités,
races, marginalités. Je crois qu’on écrit en fait,
essentiellement, collé sur l’autre clandestin en
soi. Il y a toujours une figure clandestine. Je crois
qu’on écrit essentiellement contre l’abandon
et la perte. La parole de l’écrivain permet
quelquefois, en avance sur la science, de nous projeter
dans ces questions fondamentales de perte, de perte de
nos illusions et de ces questions identitaires qui
obsèdent le monde occidental aujourd’hui. Je dis
dans ma poésie que l’Occident n’est nulle
part; ce siècle verra sa fin si cette civilisation
persiste dans le déni des origines.
Puisqu’il s’agit de la perte de
l’autre, comment réagis-tu au rejet de la
culture d’origine?
Lorsque la culture d’origine nous rejette, je
réagis douloureusement. Nous sommes souvent mus par le
désir de reconnaissance. Mon remerciement naïf touche à
la vanité d’être reconnu dans l’enthousiasme
par la tribu.
Il faut être connu pour être reconnu,
c’est-à-dire qu’il faut qu’on nous
connaisse, et je ne parle pas ici, bien sûr, de la
célébrité de la star de cinéma…
L’écrivain, quoi qu’on en pense, a besoin de
l’ami lecteur. Comme disait Breton: «Un poème
n’est jamais terminé jusqu’à ce qu’il
tombe dans les bras d’autrui». Malgré cette
étrangeté de l’écrivain par rapport à ses propres
mythes, par rapport à son histoire personnelle, à sa
culture, à soi maintenant et toujours dans le monde,
l’écrivain a besoin de cette reconnaissance, il a
besoin de l’autre qui termine son travail
d’écriture. C’est le lecteur finalement qui
anime ce travail, qui lui donne toute sa légitimité, qui
transforme une pile de feuilles sèches en livre…
C’est le liseur, au fond, pour employer le bon
terme, qui sollicite en l’écrivain ce désir de
continuer à écrire.
La poésie n’est pas le genre littéraire le plus
facile. Pourquoi ce choix plutôt que, par exemple,
l’écriture romanesque?
C’est une question essentielle. Pourquoi la
poésie? Poésie étymologiquement signifie «créer de la
musique». La poiésis est une création. Je crois
que tous les romanciers eux-mêmes ont commencé par
écrire de la poésie parce que la poésie, c’est le
langage de la médiation entre l’homme, les
motivations inconscientes qui l’animent et la
nature. Le poète est un homme de luminescences.
C’est un homme qui est au carrefour de ces
différentes pulsions, au carrefour du cosmos, du genre
humain et du langage. Pourquoi la poésie? Parce
qu’elle est l’autre langue dans la langue.
C’est un devenir.
Tu es un poète extrêmement attentif aux effets de
langage. Tes trois ouvrages laissent entrevoir un
homme, un auteur qui n’asphyxie pas la poésie.
Quel est ton secret?
C’est la jubilation. C’est vrai que je suis
attentif au langage. Je crois que cela doit venir du
rapport que j’avais avec mes pères. Mon père était
un homme de grammaire et il le demeure encore, un
virtuose de l’imparfait du subjonctif. C’est
d’abord à cette aune qu’il juge les êtres
humains. Pour lui, un être humain est celui qui est
capable de jongler avec les différentes nuances de
l’imparfait et du plus-que-parfait; il m’a
donné la passion du plus-que-parfait. Ma passion des
lettres date de la petite enfance….
Donne-moi une phrase en exemple.
Par exemple, je me rappelle ses fameux: «J’aurais
aimé que tu fusses là», alors que c’était lui
«l’absent grave». Il me réprimandait en
m’abreuvant de citations latines – déjà, la
langue étrangère! – et je crois que, plus je
vieillis, plus je reconnais cette fonction essentielle
des pères qui nous donnent la parole, au fond, et qui
nous permettent de renoncer aux femmes en tant que fils
et de les aimer en hommes. J’avais aussi un
parrain, chargé de lettres, pour qui l’incipit
de Salammbô représentait le paradigme de
l’ordre et de la perfection. J’ai entendu
pendant toute une partie de mon enfance la phrase:
«C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les
jardins d’Hamilcar». Il me la répétait sans cesse.
Aujourd’hui on fait des thèses sur cette phrase.
J’ai été élevé dans la parole paternelle, très
sensible à la langue, de ces hommes éduqués dans une
espèce de nostalgie gréco-latine. Il faut savoir
qu’aux Antilles, il a existé, peut-être moins
aujourd’hui, des hommes, des Créoles, qui se
prenaient probablement pour des Grecs, nourris
qu’ils étaient de latinité, de culture
gréco-latine. J’entendais mes grands-pères parler
français à la manière du XIXe siècle. Dans le même
mouvement, ils étaient ombrageux, très fiers de la geste
révolutionnaire haïtienne et des grands patriotes, à
mille lieues de l’acculturation. Naturellement,
cela a donné à l’enfant que j’étais un
rapport à la langue qui est celui d’une véritable
jubilation, d’un travail constant et, ma foi,
d’un mystère. La grammaire m’a appris le
premier code de la vie. Il y a un passage personnel que
je voudrais citer: «Le véritable lieu de naissance,
c’est celui où on a porté pour la première fois un
coup d’oeil sur soi-même, mes premières patries
ont été mes livres. J’ai aimé dès l’enfance
ces rapports étrangement intimes, étrangement élusifs
qui existent entre un lecteur et des livres. Comme
chacun se décide, vit et meurt selon ses propres lois,
la grammaire comme elle m’a été apprise, la
grammaire française, par mes pairs, avec son mélange de
règles logiques, d’arbitraire, me proposa un
avant-goût de ce que m’offriront plus tard les
sciences à la fois de la conduite humaine et de la
médecine». Je crois que c’est de cette façon que
mon expérience instinctive de la langue est née. Pour
moi, la poésie, c’est la science et le mystère du
langage. Je dis aussi quelque part: «Apportez la science
du poème au noyau du poème…». Je crois que mon
rapport à la langue a d’abord été cela. La
lecture, très jeune, des poètes, a eu chez moi des
effets bouleversants. Aimé Césaire, Rimbaud et sa
profération «Je suis un nègre»… L’initiation
à la poésie, je pense, m’a instinctivement mené à
la poésie comme étant le lieu d’une expérience
morale et d’une initiation à la liberté… Je
crois que j’ai goûté très jeune aux poètes les
plus obscurs et les plus compliqués.
Est-ce qu’on peut dire que tu es un poète
«négropolitain»?
Qui a connoté ce mot? … C’est le terme
qu’on emploie aux Antilles françaises pour
désigner les Antillais nés en France. Un peu comme les
Beurs.
Je l’ai utilisé à la façon de Manu Dibango qui
a dit de lui qu’il était un «afropolitain».
Est-ce que «afropolitain» t’apparaît moins
péjoratif que «négropolitain»?
Je n’en sais rien. Ainsi que je le mentionnais,
aux Antilles, le terme est utilisé dans un sens précis.
J’ai donc de la difficulté à me reconnaître dans
une autre signification.
Je voudrais aborder un sujet qui me tient beaucoup à
coeur, à savoir ce que recèle pour toi le mot «nègre».
Au Québec, lorsque le roman de Dany Laferrière,
Comment faire l’amour avec un nègre sans se
fatiguer?, a été publié, le mot «nègre» a dérangé. Aux
États-Unis, on a même voulu censurer son livre pour
cette raison. Dany Laferrière, en quelque sorte, a
donc ennobli ce mot en l’utilisant comme titre
de roman. Par ailleurs, quand j’ai rencontré des
Noirs vivant en France et que j’ai prononcé ce
mot, ils se sont montrés vexés. Où est-ce que tu te
situes par rapport à cette notion?
Pour moi, c’est le plus beau mot de la terre.
C’est un mot très fort, synonyme de
fécondité… Il faut savoir d’où vient ce mot.
Historiquement, selon Hérodote, les quadriges et les
chariots tirés par les chevaux ont été introduits en
Grèce à partir de la Libye. Dès le huitième siècle avant
Jésus-Christ, Africains et Grecs étaient alliés comme
peuples de la Mer. La Libye de l’Antiquité
comprenait le Maghreb actuel, le Sahara et les
territoires plus au sud. Le lien entre les chevaux et
les chariots d’une part et les sources et les
oasis d’autre part peut être découvert à partir
des noms donnés aux envahisseurs nomades venus des
territoires plus au sud. Une des plus célèbres tribus de
cavaliers nomades utilisant les chariots
s’appelait les Nigritai. La beauté de leur peau
noire est à l’origine du mot latin «niger», lequel
étymologiquement a donné naissance au mot «negro»
retrouvé en espagnol, en portugais et en anglais, puis
au mot français «nègre». Le nom des Nigritai lui-même
vient d’une racine sémitique, «ngr», qui signifie
«l’eau qui coule dans le sable» – tu sais
qu’en hébreu, il n’y a pas de voyelle. Cette
racine est à l’origine des toponymes Gar, Ger,
Nagar, et notamment le nom du fleuve Niger qui, de
manière mystérieuse, coule d’ouest en est, en
s’éloignant de l’Atlantique pour former un
delta dans le désert. En français, le mot «nager» a la
même racine, tout comme le fleuve Niagara dont les eaux
sont symbole de fécondité.
C’est joli…
Donc «niger» ne signifie pas «noir», mais bien
«l’eau qui coule dans le sable». Les hommes et les
femmes africains se sont donné ce nom très tôt par
identification à la fécondité, au principe de
l’eau. Encore aujourd’hui, des centaines de
jeunes couples vont aux chutes Niagara sans savoir
pourquoi; symboliquement, il s’agit de retrouver
un mythe très ancien correspondant à la fécondité. Donc
tous les hommes de la terre sont nègres. Le mot «nègre»
est le plus beau mot de la terre.
Dis-moi, comment s’inscrit ton écriture au sein
de la littérature québécoise?
Les poètes québécois contemporains m’ont aussi
beaucoup influencé. La fréquentation des oeuvres de
François Charron et de Nicole Brossard a eu certainement
un impact sur mon travail, ainsi que Paul-Marie
Lapointe, Brault, Miron par son ouverture sur la
Caraïbe, Rina Lasnier par son sens du sacré.
D’autres encore que je pourrais nommer… Je
suis avec attention les travaux d’Alonzo, de
Caccia et D’Alfonso. Quelle place j’occupe?
Je crois que c’est aux critiques, avec la
décantation que seul permet le temps, d’analyser,
de codifier, de connoter la place que les poètes de la
migration occupent dans la poésie québécoise
contemporaine. Ce que je peux dire d’ores et déjà,
c’est que la littérature de la migration
n’est pas nouvelle. J’estime que le mythe
fondateur du grand texte proliférant occidental,
c’est Homère qui l’a écrit.
L’Iliade et L’Odyssée,
c’est une littérature de la migration. On circule
d’île en île pour retourner finalement vers les
origines. La présence de la migration et la présence de
l’autre sont déjà inscrites dans
L’Iliade et L’Odyssée; Homère
y a inscrit des clivages. Oeuvre polyphonique parce que
chaque personnage est en opposition par rapport à un
autre. Hélène, la femme fatale pour qui on fait la
guerre, s’oppose à Pénélope, sage et
immuable…
…qui attend Ulysse pendant 20 ans…
Mais d’autres versions existent où elle
n’attend pas son mec et où elle baise avec tout ce
qui passe. Ce sont des versions plus complexes. Il y a
Hélène et Pénélope , Ulysse et Eurybate. La question de
la migration est intéressante parce qu’Ulysse,
c’est le héros occidental par excellence.
C’est celui qui arrive à vaincre l’altérité
représentée par le Cyclope, par les dangers qu’il
rencontre, autres figures de ses pulsions. Mais
l’autre Ulysse est un Nègre. Homère a eu cette
grande vision de l’altérité. Je vais te lire un
extrait du 19e chant de L’Odyssée, le vers
240: «Ulysse était si aimé et cela se comprend. Je le
reconduisis avec respect jusqu’à son navire bien
ponté. Un détail encore. Il était accompagné d’un
héros, un peu plus âgé que lui. Je vais te le dépeindre
tel qu’il était. Il avait le dos voûté, la peau
noire, la tête crépue. Il s’appelait Eurybate.
C’était de tous les compagnons, celui
qu’Ulysse honorait le plus, car leurs esprits
s’accordaient bien». Voilà, cela répond à ta
question sur la migration. Le héros d’Ulysse est
un Africain. De sorte qu’aujourd’hui,
qu’est-ce que j’apporte à la poésie
québécoise contemporaine? La littérature de la migration
ne se définit pas par l’origine ethnique de ses
créateurs mais plutôt par les processus de transfert, de
déplacement, de détournement, de traces, de clivage, de
refoulement que les auteurs impriment au langage;
processus inséparables de leur histoire personnelle. En
ce qui me concerne, sous ces impulsions, je traite et
retraite le langage.
Par ailleurs, comment t’inscris-tu dans le
Québec d’aujourd’hui?
L’américanité. Je viens de la Caraïbe qui est la
Méditerranée américaine. Je suis Eurybate. Je me réfère
à des mythes fondateurs. C’est cela la
littérature. C’est cette capacité
d’évocation qui me dépasse, moi, et me rend ivre.
Souvent je dis, je répète. Il n’est pas rare
qu’un événement privé, ma lecture de
L’Odyssée, du vers 240, pas très connu
d’ailleurs, prenne des proportions publiques,
géopolitiques, voire même continentales. Je dis
qu’il s’agit pour nous, hommes de la Caraïbe
en migration au Québec, d’y apporter
l’américanité, pas seulement une américanité
anglo-saxonne, mais une américanité du divers.
D’autres sonorités, notamment créoles.
D’autres rythmes, ceux de l’oralité. À côté
de la langue française, sans doute idéalisée, il existe
la langue créole, la langue du manque et du trou, langue
inconnue, secrète, cryptée, mystérieuse, qui me permet
de fantasmer sur elle, en la méconnaissant. Cette langue
n’est pas plus ma langue que l’autre langue
idéalisée qui me permet de me débarrasser de mes
obsessions identitaires. Cette double distance est
salutaire. Je tremble devant la langue nouvelle. «Est-ce
du grec ou du nègre, Père Ubu?»
Montréal, c’est 92 ethnies. Que t’inspire
le métissage au Québec? Est-ce que c’est une
chance pour ce pays?
Oui. Le métissage au Québec correspond pour moi, et ce
n’est plus du tout un poncif, à un véritable lieu
commun. En parler ne suffit plus. Nous avons des
responsabilités à assumer envers les jeunes générations.
Je crois que la société québécoise, qui est de plus en
plus multiethnique au moment même où il y a des
crispations identitaires dans le monde comme à Montréal,
peut et doit être capable d’intégrer les
différences culturelles. On ne peut ni négliger ni
minimiser l’importance des spécificités
culturelles, cela dans un souci d’échanges, de
passerelles. Il nous reste à demeurer vigilants et
lucides, et à nous engager dans une réflexion commune.
Le rôle de l’écrivain en est donc vraiment un
de responsabilité et d’engagement.
Je le crois.
Et l’engagement n’est pas un vain mot,
n’est-ce pas?
L’écrivain est un mystagogue, c’est-à-dire
un passeur, c’est un homme de toutes les
identités. Pourrait-on envisager une littérature
post-nationale?
J’aimerais maintenant m’adresser plus
spécifiquement au citoyen Joël Des Rosiers. Montréal,
avec ses 92 ethnies, c’est les Nations Unies au
quotidien. Or, depuis plusieurs années, on assiste à
une recrudescence des violences faites aux Noirs. On
dénombre plus de sept morts en cinq ans, sans compter
les derniers événements dans le métro de Montréal.
Comment réagis-tu à tout cela? Selon toi, la Ville de
Montréal, avec toutes ses organisations de
pseudo-militants pour les droits de la personne,
comprend-elle sa propre réalité multiethnique?
Montréal est-elle capable d’assimiler, de voir
ce qui se passe autour et à l’intérieur
d’elle-même? Qu’est-ce qui se passe à
Montréal aujourd’hui?
Je commencerai par te faire une confidence: le XXIe
siècle sera tribal. Les peuples n’acceptent plus
l’oppression de leur culture. Je souhaite
seulement que les tribus s’ouvrent les unes aux
autres. Ce que nous voyons ici, dans le microcosme
montréalais, n’est au fond que le reflet de ce qui
se passe à l’échelle mondiale. La question de la
migration se pose aujourd’hui avec une acuité, une
intensité telles que le phénomène constitue une première
historiquement parlant. La migration est un phénomène
historique. C’est le lot de l’être humain de
migrer. L’homme moderne est né en Afrique il y a
150.000 ans. L’homme et la femme sont nés dans
l’Est africain et pour des raisons
qu’aujourd’hui on attribue à la mouche
tsé-tsé qui apporte la maladie du sommeil, l’homme
a quitté l’Afrique, a migré à travers le Sahara,
vers l’ouest, vers le sud, puis vers le
Moyen-Orient, le Caucase, le bassin méditerranéen,
ensuite vers les steppes d’Asie et finalement la
dernière migration de l’homme s’est
effectuée par le détroit de Béring vers
l’Amérique. La migration est donc un phénomène
fondamental de l’histoire humaine, des
civilisations. Aujourd’hui elle se pose avec une
intensité beaucoup plus grande qu’avant car on
parle de millions d’individus et non de centaines.
La migration met en cause aujourd’hui «ethnos» qui
signifie en grec «nous». «Ethnos», c’est nous et
les autres, ce sont les barbares. Alors, serions-nous
les nouveaux barbares? À Montréal, les Canadiens
français découvrent d’autres peuples depuis une
trentaine d’années, depuis la Révolution
tranquille, depuis Terre des Hommes en 1967. À partir de
Terre des Hommes, l’expression n’aurait pu
être mieux choisie, le Québec est devenue littéralement
une terre des hommes. Cette métaphore utilisée en 1967
implique aujourd’hui des réalités sociales qui
dépassent la générosité et la prospérité de cette
époque-là. Mais il faut savoir que le Québec a été une
terre des hommes depuis sa fondation. Les Amérindiens
qui sont arrivés ici il y a 25.000 ans venaient des
steppes d’Asie. Le Québec a été fondé par des
Européens de diverses origines, Poitevins, Angevins,
Normands, Bretons, qui ne parlaient souvent même pas la
même langue. Le Québec a été aussi bâti par des
Portugais, des Juifs et aussi par des Africains, comme
chacun feint de l’ignorer…
On oublie souvent, en effet, que les Blancs sont
arrivés ici avec des Noirs et que ces derniers ont
aussi contribuer à construire le Canada.
Il y avait 2.500 Noirs au Québec, 10% de la population
de l’époque. Ce n’était pas rien. Il y a
dans le fondement même du Québec une terre des hommes,
une multiethnicité, mais celle-ci a été écartée, pour
des raisons historiques et finalement de survie, en
faveur d’un autre mythe unificateur, celui de la
pureté «laineuse». Mais aujourd’hui je pense que
les Québécois sont de plus en plus ouverts aux divers, à
la complexité, à leurs origines. Qu’est-ce qui se
passe à Montréal aujourd’hui? Il y a un remugle,
comme dans toutes les capitales mondiales. Il y a de la
violence, c’est-à-dire le remugle de mémoires, la
fabrication d’un autre qui est l’ennemi, qui
est la projection du mal en soi. Cette différence des
humains est une chance biologique, un bonheur de la
biologie et des climats, attribuable au fond à la
différence climatique et à celle des habitudes
alimentaires; cette différence est la base de la
fécondité. Or, nous affrontons des questions de pureté
et donc d’impureté qui ne sont que des questions
idéologiques. Alors que la biologie est la figure du
pur, nous sommes face au social qui est la figure de
l’impur. Vous n’avez qu’à prendre le
métro pour savoir que nous vivons dans l’impureté.
Tous les lieux du discours qui rejoignent cette question
de la pureté sont des discours paranoïaques, archaïques,
qui renvoient aux questions de nature, aux figures de
l’un, de l’indivision et du même, en
dernière analyse à la pulsion de mort. Ce qui se passe à
Montréal est une difficile cohabitation, mais cette
cohabitation est marquée par l’histoire mondiale,
et ce n’est qu’un début. Les peuples du Sud
migrent, montent à l’assaut des citadelles
occidentales. Les mots «nations unies», qui consituent
une métaphore, une volonté et une profession de foi,
auront un sens ou n’en auront pas… Il va
falloir, comme Benetton dans les publicités, se
supporter, supporter l’autre en soi, supporter la
différence et trouver dans la différence une fête, une
joie.
Que penses-tu des Nègres qu’on pousse sur les
rails du métro?
En fait, c’était une Blanche qu’on a poussée
sur les rails. Puis une Négresse. Cette violence
originaire à l’égard de femmes, noires ou
blanches, qu’on jette devant des rames de métro,
cette violence fondamentale nous a heurtés, nous a
symboliquement tous bouleversés. J’ai entendu ton
intervention à la radio à ce sujet, qui était très digne
et très noble. Mais il y a une violence encore plus
difficile à supporter, c’est celle faite aux
hommes noirs de cette ville. Huit d’entre eux
depuis cinq ans, tous désarmés, ont péri sous les balles
de la police. Au point où quand moi, aujourd’hui,
j’ai affaire à la police pour une contravention,
j’ai un réflexe d’insécurité, bien que
Montréal, il faut le dire, soit en Amérique du Nord une
des villes les moins violentes, où les rapports entre la
police et les ethnies sont finalement, malgré les
difficultés, les moins sournoiss par comparaison. Il y a
quand même une tolérance dans cette ville. Mais ces
morts d’hommes noirs sont des morts symboliques
très douloureuses, quand bien même il y a probablement
plus de Noirs qui s’assassinent entre eux à
Montréal que de Noirs tués par la police. Cette violence
a une portée davantage symbolique. Elle doit cesser! Il
est douloureux d’être des objets de haine, à la
fois de la haine venant de l’autre et de la haine
de soi.
À quel âge es-tu arrivé à Montréal?
À dix ans. J’étais le petit roi de mon quartier à
l’époque où je distribuais les journaux dans
Notre-Dame-de-Grâce. J’ai passé le Star,
qui n’existe plus, et La Presse. Je connais
toutes les briques de Notre-Dame-de-Grâce; Montréal est
une ville dont je connais l’intime fibre. Je me
sens peut-être plus montréalais que québécois.
Adolescent, j’ai fait du camping, de la trappe et
des portages dans tout le Québec, en Gaspésie, au
Mont-Tremblant, au Lac-Saint-Jean, mais Montréal est ma
ville, j’y ai été élevé.
Nous tous, les immigrants, avons plus de facilité à
dire que nous sommes des Montréalais plutôt que des
Québécois.
C’est mon univers, c’est normal. Ce pays est
le mien; j’y élève mes enfants qui y sont nés.
J’ai un rapport très intime avec cette terre et
aussi, métaphoriquement, j’aime bien les
métaphores, il faut savoir que c’est Matthew
Henson, un Noir américain, qui a découvert le premier le
pôle Nord, dans l’expédition de Robert Perry.
Perry était resté à la base, malade. Ces références
historiques me remplissent de bonheur. Je me dis que
nous avons une grande légitimité ici et que c’est
mon pays. J’ai aussi d’autres appartenances,
à la France par exemple, puisque j’y ai vécu
pendant longtemps.
La France représente-t-elle un pays de référence pour
toi?
Oui, mes parents y ont fait leurs études, à Bordeaux, à
Paris… Quand je suis allé en France la première
fois, je me suis dit: «Tiens, je suis un peu chez moi».
Je reconnaissais des habitudes culturelles acquises dans
ma famille. C’était vraiment très étonnant de me
sentir à ce point chez moi dans un pays qui
n’était finalement pas le mien.
Où vivent tes parents en ce moment?
Mes parents sont retraités à Miami et à Montréal.
Tu dis que tu as plusieurs appartenances. Qu’en
est-il de celle à Haïti, d’où tu es originaire?
Comment te sens-tu en tant qu’Haïtien vivant à
Montréal?
Haïti est un petit pays, mais une grande nation. La
question de l’«haïtiannité», c’est celle des
droits de l’homme posée en Amérique dès le XVIIIe
siècle. Par la geste révolutionnaire contre
l’oppression coloniale, la Négritude s’est
mise debout. Elle résiste encore à la dictature, à
l’obscurantisme. L’histoire d’Haïti
est indissociable de la révolte contre
l’oppression. Comme dit Aimé Césaire: «La
négritude, c’est-à-dire l’humanité s’y
est mise debout». Compte tenu de ce que nous venons de
dire sur le mot «nègre», comment je me sens à Montréal?
Montréal est ma ville, c’est ici que je vis,
c’est ici que je travaille, que j’ai mes
références, mes amis, ma vie, ma profession. Je suis
chez moi ici. Montréal est une ville que j’aime.
Quand j’arrive de l’étranger et que je
débarque à Montréal, je suis rempli de joie, je rentre
chez moi. C’est une chose qui est claire. Mettons
les choses en perspective : je crois que dans
d’autres villes américaines ou européennes, le
niveau de violence est nettement plus intolérable
qu’à Montréal, qui demeure un lieu de vie très
humain. Qu’est-ce qu’il va falloir faire? Il
va falloir qu’il y ait des écoles de tolérance. Il
va falloir qu’on apprenne aux enfants dans les
écoles, parce que c’est là que commence la
tolérance, le respect de la différence, il va falloir
qu’on fasse l’éloge de la différence,
qu’on comprenne que l’altérité, c’est
d’abord en soi, qu’on apprenne aux enfants
l’histoire beaucoup plus complexe du Québec,
l’apport des autres peuples, qu’on
introduise dans les écoles les cours nécessaires à
l’estime de soi des autres ethnies.
L’aliénation culturelle est porteuse de violence,
de délinquance, d’incapacité de s’identifier
à un projet commun. Il faut que dans les écoles, les
décideurs, les enseignants mettent un point
d’honneur à apprendre à ces enfants leurs
origines. autrement c’est la perte. C’est à
partir du respect de soi qu’on peut accueillir
l’autre.
Ce sont des idées qui me sont depuis toujours très
chères. Je suis heureuse de voir que nous les
partageons.
Pour moi, c’est fondamental. Qu’on apprenne
au Québécois d’origine française que lui-même est
né d’une impureté, c’est-à-dire de multiples
appartenances. C’est à partir de cela que nous
pourrons nous engager dans un processus civilisateur
contre la barbarie, contre l’exclusion, contre le
mal. Nous sommes tous capables du pire, tous autant que
nous sommes et il n’y a pas de tribu dans ses
fantasmes d’unité, d’un, de même, capable
d’assouvir cela. Une fois qu’on a fini
d’exclure l’autre, c’est contre soi
que la violence se retourne. J’ajouterai que notre
époque a vu se manifester, avec une violence inégalée
dans l’histoire, la culture de
l’extermination et de la mort. Je veux parler des
deux dernières guerres, de la bombe à Hiroshima, des
camps, du génocide des Arméniens, de la lutte en Afrique
du Sud, de l’apartheid et, en « background », de
la traite négrière qui constitue la violence
fondamentale. Notre époque est tributaire de toutes ces
violences. Contre la culture de l’extermination,
nous devons opposer de plus en plus de civilisation, de
plus en plus d’échanges, de plus en plus de
connaissance de l’autre.
Est-ce que tu as personnellement déjà été victime de
discrimination raciale?
Je n’aime pas le mot victime.
Mais on est victime.
Non. Je m’oppose de toutes mes forces à la
jouissance masochiste de la victime. Le mot victime
implique un concept de déresponsabilisation et je
préfère dire que j’ai résisté à des tentatives de
discrimination raciale. Je n’ai jamais été victime
de discrimination raciale. J’ai toujours résisté à
toutes les formes de discrimination raciale.
En quoi consiste ton engagement dans la vie
montréalaise?
Mon engagement se situe à plusieurs niveaux.
D’abord, en tant que professionnel de la médecine,
je soigne et je panse, je panse et je pense. Par le
biais de l’écriture, je suis aussi actif au sein
de la sphère intellectuelle, de la sphère de la création
littéraire. Je crois que les écrivains apportent leur
pécule à cette distanciation et à cette passion des
origines qui est l’origine de la passion. Écrire,
c’est cela. C’est avoir la passion des
origines et c’est la même chose que
l’origine de la passion elle-même. Je suis
également impliqué à divers titres dans des organismes
socioprofessionnels d’écrivains, entre autres la
Société littéraire de Laval où je suis animateur de la
revue Brèves littéraires et vice-président de la
société. Je viens d’être élu membre du conseil
d’administration de l’Union nationale des
écrivains et écrivaines du Québec, où je compte apporter
ma vision des choses. C’est à ce titre que je
participe de plein droit à la vie montréalaise.
De nombreux Blancs ont réalisé des films sur ou avec
des Noirs. Que penses-tu de ces gens qui parlent en
ton nom?
Je dis que les porte-parole, quelle que soit leur bonne
foi, qui n’est pas mise en doute souvent dans
leurs démarches, les porte-parole, un peu comme des
mères qui parlent pour un enfant, nous renvoient, je
pense, à des situations de grande violence, à des
situations archaïques. Le ferment de la créativité,
c’est la sexualité. Nous créons parce que nous ne
savons pas. Nous créons parce que nous sommes angoissés
de ne pas savoir, la sexualité étant
l’assouvissement de la curiosité, avaler
l’autre, manger l’autre, prendre
l’autre avec soi. Le chant de la création,
c’est celui de l’impensé, celui de
l’angoisse. Si un créateur occidental démontre un
intérêt pour une autre ethnie, pour parler plus simple,
si un Blanc s’intéresse aux Noirs, tant mieux.
C’est le chant de la curiosité, c’est celui
de l’angoisse face à l’autre. S’il
s’enracine dans cette angoisse et parle de ce
lieu-là, j’applaudis à deux mains. S’il
déborde ce lieu-là et s’autorise une position de
porte-parole, je m’y opposerai. Parce que le
risque, c’est le colonialisme intellectuel. Et je
dis halte au colonialisme intellectuel.
Absolument! Le créateur occidental se pose toujours
comme un anthropologue, un ethnologue. Il faut refuser
d’être les objets d’étude des Blancs.
Ce qui est important, c’est que la figure de
l’observateur, quelle que soit sa bonne foi, selon
le principe d’incertitude d’Eisenberg,
influe sur l’observé immédiatement. Il y a un
phénomène constant. Donc, être porte-parole d’une
communauté a des conséquences à la fois éthiques et
esthétiques. Je répète que si le créateur blanc,
l’écrivain, le cinéaste, le photographe, peu
importe, s’interroge sur les rapports à
l’autre, de ce lieu de la sexualité et de
l’angoisse, j’applaudirai à deux mains.
S’il devient le porte-parole de cette communauté,
le paradoxe c’est qu’il lui donne la parole
souvent, mais c’est une parole masquée,
c’est une parole qui est prise dans un prisme de
son propre regard. Je pense qu’il y a là un
danger.
Par exemple, nous savons que Martin Bernal, qui a
écrit le livre
Black Athena: The Afro-Asiatic Roots of Classical
Civilization, nous offre un objet de recherche…
Le livre de Martin Bernal, un professeur juif de
l’université Cornell, est un travail monumental.
C’est un livre en plusieurs tomes qui traite des
origines africaines et sémitiques de la civilisation
grecque. Cette recherche montre de manière définitive
que l’apport des civilisations africaines à la
civilisation grecque est fondamental, à tel point que
40% des mots grecs sont d’origine africaine. Il
démontre de manière définitive que l’Égypte
ancienne était nègre. Son oeuvre est une véritable
déconstruction du racisme.
J’ai participé à plusieurs événements en
Europe, notamment au congrès Black Women and Minority
à Londres où nous avons dit que nous voulions parler
en notre nom, et au Festival des films de femmes à
Créteil, consacré aux films des femmes noires, où les
cinéastes noires anglaises ont également énoncé très
clairement: «Nous voulons faire nos films et nos
images». Il me semble que c’est pourtant facile
à comprendre…
C’est vital parce que nous devons effectivement
nous présenter à nous-mêmes et ne plus nous laisser être
présentés par l’autre, quelle que soit sa bonne
foi. Il est très important de comprendre que tout acte
de création en est un d’interprétation. Celui qui
interprète le fait selon sa propre sensibilité et ses
propres préjugés. Aujourd’hui il est plus que
temps que les jeunes photographes, cinéastes, etc.,
hommes et femmes, s’organisent en des lieux de
production, de création, pour nous présenter nos propres
images à nous-mêmes. C’est ce que Claude Jutra a
fait, c’est ce que tous les cinéastes font,
c’est essentiel.
Qu’est-ce que Claude Jutra a fait?
Il s’est présenté. Il a présenté son angoisse de
Québécois, son angoisse sexuelle à l’égard
d’une femme noire. Dans À tout prendre, il
s’agit d’une angoisse sexuelle vis-à-vis de
l’autre. Il s’est présenté à lui-même.
C’est pour cela que c’est un grand film,
parce qu’il a posé cette question, mais
l’autre était vu comme un objet exotique.
L’autre est déshumanisé.
À tout prendre pose les problèmes du créateur
blanc et de la muse noire, c’est-à-dire
l’angoisse sexuelle, l’impensé, le
non-savoir face à l’autre, mais par ce film,
l’autre est présenté comme un objet exotique et
non sujet de sa propre histoire.
Jusqu’à présent, à Montréal, on a vu de
soi-disant experts, dans les universités, parler au
nom des Noirs après avoir fait de soi-disant études
sociologiques sur eux. Comment peut-on mettre fin à ce
néocolonialisme?
Je crois que les créateurs doivent se rendre compte
qu’il y a un ferment créateur qui est un acte
privé et personnel, ce que j’appelle la pulsion de
créer, un travail de création qui correspond à des
strates d’organisation. Il y a une nécessité
d’institutions. Je crois que nous
n’arriverons pas à un niveau artistique, à un
niveau formel important ou fécond, sans l’apport
des institutions, de formation, de support, de
financement. Je crois que ces créateurs doivent créer
leurs propres institutions, leurs propres laboratoires,
et que les créateurs déjà confirmés, s’ils sont
intéressés par le projet de mettre un terme au
colonialisme, doivent aider les jeunes créateurs noirs à
acquérir des formations professionnelles d’un
niveau supérieur. Je crois que c’est comme cela,
par la création d’institutions de formation et de
financement, que les jeunes créateurs noirs vont finir
par parler pour eux-mêmes, un peu à l’image de ce
qui se fait dans le cinéma « black british » qui a des
structures coopératives de cinéma, de vidéo et de
distribution. Il y a maintenant une école de cinéma
noire britannique absolument extraordinaire…
C’était très impressionnant. Avec de petits
moyens, ils ont été capables de mettre en commun leur
capacité créatrice. Le ferment créateur s’est
multiplié par les contacts et les relations et ils ont
été capables de projeter l’image d’eux-mêmes
beaucoup plus complexe et qui ne passe pas par le regard
de l’autre. Aux États-Unis, sous l’impulsion
de Spike Lee, il y a aujourd’hui une école, une
pépinière de jeunes créateurs noirs américains qui ont
décidé de passer derrière la caméra.
Comment peut-on mettre un terme à la relation
perverse unissant les communautés noires aux autorités
québécoises, celles-ci faisant miroiter des promesses
et des avantages à celles-là par l’entremise de
Nègres de service?
Cette relation perverse est très ancienne. Elle a son
origine dans la Plantation. On appelait ces Nègres de
service, à l’époque, des commandeurs.
C’étaient des courroies de transmission entre le
pouvoir et la servitude. Je crois
qu’aujourd’hui, ce qui se passe n’est
pas fondamentalement différent bien que se présentant
sous des formes un peu plus élaborées et chacun y
trouvant son compte. Je crois que les communautés noires
sont d’abord des communautés d’origines
diverses, africaine, antillaise francophone, antillaise
anglophone. À l’intérieur même de chaque
communauté, il y a des strates et des différences
sociales. Il ne faut pas tenter de cimenter tout le
monde dans un même bloc monolithique. Ce n’est pas
juste… Les communautés sont multiples, à
l’image de la communauté juive elle-même, complexe
et constituée de différents éléments, ce qui est une
bonne chose. Je ne voudrais pas qu’on parle de
communauté noire de façon globale sans tenir compte des
aspirations spécifiques de chacune d’entre elles,
des différents secteurs qui la constituent.
L’effet pervers est difficile à faire cesser parce
que nous avons tous au fond de nous un fond pervers. Je
crois même que le désir a quelque chose à voir avec la
perversion… Au point de vue social, il
s’agira systématiquement de dénoncer les
commandeurs.
J’aimerais maintenant conclure comme nous avons
commencé et boucler la boucle avec la poésie. Joël Des
Rosiers, au sein des foules, quelle est la vérité de
ton langage poétique?
Mon dernier livre s’appelle Savanes !
C’est une chronique d’amour et de sable. Je
dirais que ma vérité poétique est une vérité
d’être, une vérité émotionnelle, le contact brut
avec un objet ou une chose, voire même avec un autre
être. Le poète est un homme semblable à un enfant, il
crée un monde imaginaire auquel il attribue une grande
charge émotionnelle. Il rêve et son rêve et sa poésie
sont témoins d’un destin. Je crois que
l’essentiel de cette vérité m’est à moi-même
inaccessible.
Donc, tu es toujours à la recherche de la
vérité…
Savoir est le plus émouvant des désirs.
Merci beaucoup.
Le texte ci-dessus, « Joël Des Rosiers: le XXIe siècle sera tribal », a paru (partiellement) pour la première fois dans la Tribune Juive, volume 11 numéro 6 (avril 1994), pp. 20-23. Il est republié dans son intégralité sur Île en île avec la permission de Ghila Sroka et de la Tribune Juive, magazine interculturel (Montréal).
© 1994 et 2001 Ghila Sroka et la Tribune Juive; © 2001 Île en île
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