Satchmo
non ne fermez pas l'oreille aux hoquets aux sanglots aux subtils glissandos à la stridence à l'insistance à la cadence des blues – swingués oh ! par la trompette de Satchmo
plainte étouffée dans le gosier du noir lynché
glouglou du sang glissant sur les courants puissants du fleuve Mississipi
lent balancement des corps frénésie des sermons et longs cris d'hystérie dans le roulis des églises noires du Missouri
éclairs verts jaillissants des bûchers crépitants de Virginie du Kentucky de Géorgie
désirs rouges réchauffant les nuits d'Alabama d'Oklahoma des Bahamas
non ne fermez pas l'oreille aux hoquets aux sanglots aux subtils glissandos à la stridence à l'insistance à la cadence des blues – swingués oh ! par la trompette de Satchmo
ne fermez pas l'oreille aux rires aux soupirs aux délires aux éclats aux oua-oua à la joie qui se bousculent – ha ha ! qui s'accumulent – j'te crois ! – dans la trompette de Satchmo sourires des bébés noirs éclairant la nuit noire d'Alabama d'Oklahoma des Bahamas
joie truquée des filles noires des filles jaunes dans les cabarets noirs de Harlem cherchant au fond d'un whisky brun d'un whisky or le visage oublié d'un garçon brun d'un garçon jaune de Bâton Rouge ou de Natchez
rires du peuple noir roulant dans les rues noires de Frisco de Chicago de Santiago
non ne fermez pas l'oreille aux rires aux soupirs aux délires aux éclats aux oua-oua à la joie qui se bousculent – ha ha ! qui s'accumulent – j'te crois ! – dans la trompette de Satchmo
Amérique
je suis le fer fiché dans les chairs de ta plaie l'arête coincée dans le goulot de ton gosier l'éclat d'anthracite dans la roche de tes os et nul baptême nulle ablution ne te lavera de moi Amérique
les neiges fleurissant tes plaines de coton c'est ma sueur féconde c'est mon sang ta richesse
les sèves de douceur dans tes roseaux aux longs cheveux d'argent ce sont mes larmes non taries dans la bruyance de tes machines de tes mines de tes usines dans la violence des voix de cuivre des voix de nez des voix enrouées de ta musique
entends l'accent de ma colère de ma douleur et de mes hontes
Amérique
les nuées de charbon sur tes banlieues en deuil non ce n'est pas la suie de ma peau souillant la lumière des hommes c'est la cendre de mes os calcinés dans l'incendie des lynchages
l'acier de tes buildings coule dans mes muscles de bronze car je porte sur mes épaules tout le poids du Nouveau-Monde
je suis l'ombre de ton corps la nourrice aux mamelles de nuit dont le lait enrichit la vigueur de ton sang la pâleur de ton teint – tu ne peux te défaire de moi
j'ai la fureur des amants éconduits j'implanterai mes dents dans ta chair lumineuse ô terre de viol terre d'injustice et d'avenir je briserai ton échine – si fragile entre Colon et Panama je nouerai autour de ta taille arquée une étroite ceinture d'incandescence de convoitises
ma voix – celle de Césaire et de Mac Kay de Robeson et de Guillen sera plus forte que ton orgueil plus haute que tes gratte-ciel car elle jaillit des sombres entrailles de la souffrance Amérique
Ghetto
Pourquoi m’enfermerai-je
dans cette image de moi
qu’ils voudraient pétrifier ?
pitié je dis pitié !
j’étouffe dans le ghetto de l’exotisme
non je ne suis pas cette idole
d’ébène
humant l’encens profane
qu’on brûle
dans les musées de l’exotisme
je ne suis pas ce cannibale
de foire
roulant des prunelles d’ivoire
pour le frisson des gosses
si je pousse le cri
qui me brûle la gorge
c’est que mon ventre bout
de la faim de mes frères
et si parfois je hurle ma souffrance
c’est que j’ai l’orteil pris
sous la botte des autres
le rossignol chante sur plusieurs notes
finies mes complaintes monocordes !
je ne suis pas l’acteur
tout barbouillé de suie
qui sanglote sa peine
bras levés vers le ciel
sous l’œil des caméras
je ne suis pas non plus
statue figée du révolté
ou de la damnation
je suis bête vivante
bête de proie
toujours prête à bondir
à bondir sur la vie
qui se moque des morts
à bondir sur la joie
qui n’a pas de passeport
à bondir sur l’amour
qui passe devant ma porte
je dirai Beethoven
sourd
au milieu des tumultes
car c’est pour moi
pour moi qui peux mieux le comprendre
qu’il déchaîne ses orages
je chanterai Rimbaud
qui voulut se faire nègre pour mieux parler aux
hommes
le langage des genèses
et je louerai Matisse
et Braque et Picasso
d’avoir su retrouver sous la rigidité
des formes élémentales
le vieux secret des rythmes
qui font chanter la vie
oui j’exalterai l’homme
tous les hommes
j’airai à eux
le cœur plein de chansons
les mains lourdes
d’amitié
car ils sont faits à mon image
Black Beauty
Tes seins de satin noir frémissant du galop de ton sang bondissant tes bras souples et longs dont le lissé ondule ce blanc sourire des yeux dans la nuit du visage éveillent en moi ce soir les rythmes sourds les mains frappées les lentes mélopées dont s'enivrent là-bas au pays de Guinée nos sœurs noires et nues et font lever en moi ce soir des crépuscules nègres lourds d'un sensuel émoi car l'âme du noir pays où dorment les anciens vit et parle ce soir en la force inquiète le long de tes reins creux en l'indolente allure d'une démarche fière qui laisse – quand tu vas – traîner après tes pas le fauve appel des nuits que dilate et qu'emplit l'immense pulsation des tam – tams en fièvre car dans ta voix surtout ta voix qui se souvient vibre et pleure ce soir l'âme du noir pays où dorment les anciens –
Ces quatre poèmes de Guy Tirolien, « Satchmo », « Amérique », « Ghetto » et « Black Beauty » ont été publiés pour la première fois dans Balles d’or (Paris: Présence Africaine, 1961, pages 63-66, 67-69, 73-75 et 41-42).
© 1961, 1982 Présence Africaine
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