Nouvelles vol. 1, nº 2, pages 14-16 |
23 heures 40
Le capitaine Meranis fit un signe de la main à son
ordonnance qui, à son service depuis dix ans, exécuta
l’ordre de l’officier. Il tira en
l’air deux coups de son révolver 38, ce qui mit
fin immédiatement au morceau que l’orchestre,
perdu dans le noir du podium, exécutait avec une lenteur
qui devait être du goût des nombreux couples sur la
piste. Il n’y eut pas de panique, ils étaient
habitués aux fantaisies du chef militaire. Les danseurs
regagnèrent leur place comme si la séquence avait été
minutieusement réglée. Le capitaine repoussa violemment
sa compagne qui s’accrochait à lui avant de verser
dans son verre ce qui restait de rhum.
L’ordonnance était venu se mettre au garde-à-vous
devant son supérieur, grotesque dans son uniforme sale,
chiffonné, trop étroit pour son corps déformé par la
graisse.
«Faites avancer ma voiture, sergent».
L’ordonnance salua à nouveau en faisant claquer
les talons. Le propriétaire de la boîte s’était
approché de la table du capitaine, son sourire
dissimulant à peine la crainte que lui inspirait le
militaire.
«Vous partez déjà, Capitaine! Je vous avais préparé un
tasso de cabri. Dois-je vous le faire apporter à la
caserne?»
– Vous faites comme d’habitude, Nènè,
répondit le capitaine. La prochaine fois, choisissez-moi
des femmes plus convenables. Celles-ci ne plairaient pas
aux chiens du village, termina-t-il avec un rire
grossier.
– Il sera fait comme vous le désirez, mon
capitaine.
Il s’empressa de s’éloigner suivi par la
meute de femmes assises à la table du capitaine.
«Musique» vociféra ce dernier. Aussitôt
l’orchestre recommença à jouer. Le capitaine se
dirigea vers la sortie pendant que les couples,
timidement, regagnaient la piste. Dehors, sa voiture
ronronnait, au bas de l’escalier qui menait à la
salle de danse. C’était une vieille Chevrolet que
des collectionneurs auraient payée cher. Au moment où
l’ordonnance ouvrait la portière, un mendiant
s’approcha «La charité à un pauvre
malheureux…».
«Va-t-en», lui cria l’ordonnance. Le mendiant
ignora le sergent. Sa main décharnée se posa avec force
sur la portière: «La charité à un pauvre malheureux». Le
capitaine le poussa et il tomba au milieu de la rue.
Comme il tentait de se relever, le capitaine se saisit
de son pistolet pour faire feu en trois fois.
L’officier n’eut même pas un regard pour le
corps du mendiant qui se tordait de douleur. Il replaça
l’arme à son étui et prit place à l’arrière.
«Cinq minutes avant minuit», fit-il remarquer à
l’ordonnance. On a juste le temps d’arriver
à la cérémonie. L’auto démarra en trombe, faisant
gicler une pluie de boue vers le mendiant qui agonisait.
Personne à l’intérieur de la boîte de nuit ne
semblait avoir entendu les coups de feu ni les cris.
23 heures 50
À la première détonation, le fou s’était réveillé,
se mettant sur pieds avec la rapidité d’un soldat.
Il quitta le portique de l’église, fit quelques
pas, encore indécis avant de se fixer au milieu de la
vieille route que les dernières pluies avaient ravinée.
Ses sens captaient les palpitations de la nuit. Il
s’attarda à un chant de souffrance que portait une
brise discrète, chant qui s’accrocha à son être
pour lacérer sa chair avec une violence qui le projeta à
genoux sur le sol, ses mains agrippant son ventre dans
la posture d’une femme en proie aux douleurs de
l’accouchement. Sa folie se déchira comme un tapis
de nuages noirs chassés par les éclairs d’un orage
soudain. À travers cette éclaircie, il sut à la fois qui
il était et le pourquoi de cette douleur subite qui
projetait en vagues sa conscience vers les sphères
proches du néant. Il s’avança en titubant, se
laissant guider vers le râle qui parvenait jusqu’à
lui. Il prit conscience de l’auto qui faillit
l’écraser. La fraîcheur de la boue qui le
recouvrit eut l’effet d’un baume sur son
corps. Il s’avança encore plus vite jusqu’à
buter sur le cadavre du mendiant. Les mains du fou
parcoururent le corps du mort avec frénésie comme
s’il cherchait quelque chose dont dépendait son
existence. Au contact du sang encore chaud, le fou
poussa un cri si affreux que, cette fois, tous ceux qui
s’amusaient encore à l’intérieur de la boîte
de nuit l’entendirent. Quelque part, une digue
étanche se rompit, et un pouvoir infernal le chevaucha.
Quand il plaça sa machette dans la main du mort, il ne
s’étonna pas qu’il se saisisse de la
poignée.
Les tambours avaient accéléré leur rythme et les
grognements de l’énorme cochon noir qu’on
menait au poto-mitan déclenchèrent un début de panique
dans l’assistance vêtue du costume rouge de
rigueur. Trois énormes gaillards traînaient la bête
récalcitrante. Il fallut des mains supplémentaires pour
maîtriser l’animal. L’assistance
encourageait la petite troupe qui, avec une énergie peu
commune, tirait, tirait la bête vers le poteau
sacrificiel. Le bòkò, lui, ne s’était pas
laissé distraire. La lutte méritoire de la bête pour
tenter de se soustraire au sort qu’on lui
réservait était une preuve que les démons ce soir
étaient de bonne humeur. C’était un fait
important, l’arrivée du capitaine car il devait
offrir à son garde protecteur ce qu’il exigeait
tous les six mois: le sang d’un porc jeune et
vigoureux.
«Grand-Bois Lilet attend ton salut, Meranis, hurla le
bòkò. Prosterne-toi.»
Le capitaine se laissa tomber à genoux pendant que le
bòkò chevauchait le porc maintenu par une demi-douzaine
de paires de mains. Le sang gicla au rythme de ses
hurlements. Quand l’entaille fut suffisamment
grande, le bòkò plongea sa bouche et se mit à
s’abreuver du sang. Les tambours entamèrent un
carrousel sonore, leurs trépidations se confondant
jusqu’à former une trame continue, sorte de pince
effroyable extirpant de ces hommes et de ces femmes ce
qui leur restait encore d’humain.
Les danseurs se déchaînaient maintenant autour du
poto-mitan, piétinant avec une sorte de fureur
vengeresse le porc. Les femmes et les hommes ne
faisaient plus qu’un avec les roulements de
tambour; un vieillard possédé par Grand-Bois Lilet, le
visage barbouillé de sang, déambulait à travers la
foule, l’air goguenard. Le capitaine, attaché à sa
suite, attendait avec impatience un mot du garde qui
devait veiller sur lui. Grand-Bois Lilet
s’arrêtait parfois devant un couple de danseurs et
leur crachait en plein visage. D’autres fois, il
s’insinuait entre un couple, attirant à lui soit
l’homme, soit la femme pour entamer une danse
bestiale. Parfois, il s’attaquait à
quelqu’un qui était obligé de s’enfuir sous
les quolibets de la foule. Pour l’instant, le
garde ne semblait nullement intéressé au capitaine. Ce
dernier, qui connaissait son tempérament fantasque, ne
se formalisait pas. Au contraire, il paraissait
s’amuser follement des frasques de Grand-Bois
Lilet, s’empressant parfois de lui tenir sa
bouteille de tafia quand cela était nécessaire. Le
sergent, habituellement si pointilleux sur les questions
de sécurité, se laissait aller maintenant aux joies de
la danse et de l’alcool. Toutefois, il faisait
attention de ne pas trop s’éloigner du capitaine.
Il savait que ce dernier pouvait avoir besoin de lui à
n’importe quel moment.
Ce fut le bòkò, qui, conformément au rituel, mit
fin au manège de Grand-Bois Lilet en lui soufflant au
visage une composition qu’il avait auparavant
secouée dans sa bouche. Le vieillard accusa le coup en
titubant, cherchant autour de lui quelqu’un sur
lequel prendre appui. Mais tous s’écartaient de
lui en riant aux éclats, certains allant même
jusqu’à chatouiller son crâne chauve. Il tomba à
genoux, ses bras tendus vers le bòkò, psalmodiant
quelques mots dans un langage que personne ne
comprenait. Le bòkò prit le capitaine par la main
et lui ordonna de s’agenouiller en face du
vieillard:
«Il faut que tu termines la nuit avec lui, lui dit-il.
C’est le prix de sa protection».
Il les releva alors, les obligeant toutefois à garder la
main dans la main. Ce fut alors que se produisit quelque
chose qui n’était pas prévu. Grand-Bois Lilet
repoussa le capitaine avec une telle violence
qu’il tomba à la renverse.
«Il arrive, s’écria-t-il après un rire fou. Il
arrive et je ne pourrai rien. Ce n’était pas ce
sang qu’il me fallait ce soir».
Aussitôt, le vieillard tomba dans une profonde
prostration et tout le monde put remarquer que sa
physionomie avait changé. «Il est parti, le garde, dit
le bòkò en faisant les gestes d’usage. Il
s’est passé quelque chose».
Le capitaine s’était relevé. Au rouge de ses yeux,
à la colère qu’il tentait vainement de maîtriser,
on pouvait comprendre – n’était sa crainte
des mystères vaudou – qu’il aurait abattu
séance tenante ce vieillard. Le bòkò sut
qu’il lui fallait trouver quelque chose pour
calmer son plus illustre fidèle:
«On va rappeler le garde, cria-t-il. Si Grand-Bois
refuse de répondre à notre appel, nous irons chercher
quelqu’un d’autre».
Le capitaine eut un geste qui signifiait que pour lui,
cette nuit, c’était terminé. Il chercha des yeux
son ordonnance qui se présenta comme s’il était
doué de la faculté de prévoir les pensées de son
supérieur.
«Allez chercher la voiture, sergent. Il est
l’heure pour nous de rentrer. La protection des
démons nous est acquise, dit-il avec un rire sauvage.
Nous leur avons offert assez d’âmes pour cela».
L’ordonnance salua de cette manière qui accentuait
sa ressemblance avec un clown.
«À vos ordres, mon capitaine.»
Et les tambours se mirent à lancer des chants lugubres.
Le bòkò tendit au capitaine une bouteille de
tafia que l’officier se mit en devoir de vider
avec une lenteur qui laissait croire qu’il
accomplissait là un rituel.
La chose avait eu un long instant d’hésitation.
Les tambours qui la guidaient s’étaient tus
pendant quelques minutes. Dès que les peaux emplirent à
nouveau la nuit de leurs ululements, elle se remit en
route avec une nouvelle énergie, certaine que son but
était proche. La chose avait quitté le village, se
frayant un chemin à travers les champs de millets,
utilisant la plus courte trajectoire vers
l’objectif fixé. Dans le noir, des lueurs
apparurent devant elle. Les tambours se firent plus
proches. La chose atteignit un sentier où la première
personne qu’elle aperçut, probablement
quelqu’un revenant de la cérémonie, eut la tête
tranchée avant même qu’elle ait eu le temps de se
rendre compte de ce qui lui arrivait.
Dès que le sergent sortit du temple, il eut
l’intuition qu’un danger imminent le
menaçait. Il s’immobilisa un instant dans la cour
vaguement éclairée par des tèt-gridap posés sur
des tables où des femmes offraient toutes sortes de mets
et de boissons alcoolisées. Des enfants, assis à même le
sol, mangeaient avec avidité en fourrant leurs doigts
sales dans de gigantesques calebasses remplis de riz. À
leur aspect famélique, on comprenait que ce
n’était pas tous les jours qu’ils avaient
l’occasion de calmer leur faim. Probablement
beaucoup d’entre eux se retrouveraient, dans
quelques heures, malades de s’être ainsi nourris
avec autant d’avidité. Le sergent tenta de se
convaincre que cette impression de désastre prochain
était due à la fatigue et à l’alcool.
Il respira profondément pour chasser ses mauvaises
pensées puis, il traversa la cour d’un pas mal
assuré, poussa la barrière qui donnait accès à la cour
extérieure. La nuit reprenait maintenant sa couleur
d’encre, les nuages noirs annonciateurs d’un
jour pluvieux ayant emprisonné la lumière.
L’ordonnance dégaina son 38 et se mit à avancer
prudemment sur l’allée sablonneuse qui menait à la
vieille Chevrolet. Il maudit l’imprudence du
capitaine qui avait tenu à se rendre à la boîte de nuit
avant de venir à la cérémonie. L’image du mendiant
que son supérieur avait abattu lui revint à la mémoire.
Il atteignit l’auto et introduisit la clé dans la
portière. Il entendit juste un bruit de pas. Il se
retourna pour contempler le visage sans vie de la chose.
Sa tête tranchée d’un coup vola dans les airs,
tomba et roula sur le capot de l’auto avant de
terminer sa course sur les herbes.
Le capitaine se rendit compte du retard de son
ordonnance. Il s’accrocha à l’épaule du
bòkò et lui demanda où était passé le sergent.
«Il s’est laissé sûrement, affirma le prêtre,
embobiner par une de ses femelles en chaleur qui
n’attendent qu’un signe pour nous faire voir
de toutes les couleurs». Il éclata de rire, content de
sa plaisanterie mais le capitaine ne sembla pas
apprécier.
«Je le ferai jeter en prison pour trois mois si tel est
le cas».
Ils eurent la sensation qu’il se passait quelque
chose au-dehors: des cris, des hurlements, des pas
précipités…
«Allons voir ce qui se passe», dit le bòkò au
capitaine.
Ce dernier, pour une raison obscure, s’arma de son
pistolet. Dehors, les gens couraient dans tous les sens
et une chose toute ensanglantée avançait dans la cour.
Le capitaine eut le temps d’apercevoir plusieurs
cadavres, la tête tranchée. Surtout, il reconnut le
mendiant qu’il venait d’abattre, il
n’y avait pas plus de trois heures. Le
bòkò cria quelque chose dans une langue que
l’officier ne comprit pas puis se dépêcha de
rentrer à l’intérieur. Le capitaine fit feu sur sa
victime. Elle sembla à peine ébranlée. Quelqu’un
de plus courageux que les autres tenta de
l’arrêter. La machette zébra l’air et sa
tête alla rebondir sur le sol, le corps décapité
continuant de s’avancer quelques secondes avant de
s’écrouler. Les gens se dépêchaient de quitter la
cour du temple, ceux qui ne pouvaient affronter la cohue
épouvantée escaladaient les murs parsemés de tessons de
bouteilles. Le capitaine tira en vain sa dernière
cartouche. Il comprit alors le sens des paroles de son
garde Grand-Bois Lilet. Il n’eut même pas le
courage de s’enfuir. Il se laissa tomber à genoux,
demandant pardon pour tous les crimes qu’il avait
commis, avouant que c’était lui qui avait donné
l’ordre d’enterrer vivants les cinq cents
jeunes opposants au gouvernement militaire, que
c’était lui qui parcourait la nuit la province,
commandant la sosyete qui tuait, pillait, violait
semant la terreur dans la région. La machette coupa net
ses paroles et sa tête alla s’abîmer sur le sol.
La chose resta un instant immobile, considérant sa
victime avec une expression dénuée de tout sentiment.
Puis, elle refit le même chemin qu’elle avait
emprunté pour arriver jusqu’ici. Au lieu même où
la mort l’avait fauchée, elle se laissa tomber de
tout son long comme si l’énergie qui l’avait
mise en mouvement s’était brusquement dissipée. Il
s’est mis à pleuvoir et à travers le vacarme des
trombes d’eau se déversant du ciel et les
hurlements du vent, on entendit le fou qui riait, riait.
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