Entrevue avec Dany Laferrière
par Ghila SROKA
le 14 mai 1997
Ghila SROKA: À publier ainsi un livre par an, on
dirait bien que tu as décidé de faire de la
concurrence déloyale à Philip Roth!
Dany Laferrière: (Éclat de rire) Justement, j’ai
parlé de Philip Roth dans ce livre, et de Woody Allen
aussi, de ces grands travailleurs qui créent une œuvre
bon an mal an.
C’est un vieux rêve… J’ai toujours
associé l’écriture au travail, et j’aime
bien l’idée de rendre sa copie annuelle et
d’attendre un peu le feu, enfin la fusillade.
J’aime bien me présenter chaque année face à la
fusillade.
Tu parles de fusillade, mais tu es cependant
accueilli avec bonheur par le public; tes lecteurs
t’attendent toujours avec impatience.
Je faisais surtout allusion à la fusillade médiatique,
bien que je n’aie pas trop, tout de même, à me
plaindre de la critique.
Pour ce qui est de ma copie annuelle, il en va ainsi
parce que
je n’ai en tête, de toute façon, qu’un
seul livre,
donc il est plus facile pour moi d’entrer dans cet
univers. Je n’ai pas à choisir des thèmes, des
sujets: ils sont depuis très longtemps dans ma tête.
C’est un seul livre que j’essaie
d’élaborer en plusieurs tomes.
Pourquoi encore le sexe? Est-ce qu’il n’y
a que cela de vrai dans la vie?
C’est vrai que le sexe a été très important pour
moi durant ces années de formation. Mais on ne peut pas
dire que L’odeur du café ait parlé de sexe,
ni Pays sans chapeau, d’ailleurs. À
l’adolescence, et même un peu plus tard,
c’est très important, la formation du désir,
l’éveil, l’initiation, enfin tous ces grands
thèmes mythologiques. Je voulais expliquer cette
génération et ce moment de la société haïtienne par une
métaphore qui ne soit pas folklorique, tropicale, qui ne
soit pas un décor ou un paysage. Et le sexe comme
métaphore politique m’a paru l’élément
fondamental, quelque chose d’extraordinaire parce
que, dans une société où les rapports de classe sont si
terrifiants, où l’écart entre les riches et les
pauvres est si grand, où l’humiliation, le dédain,
le mépris de l’autre sont si importants, la seule
chose qui peut rapprocher celui-ci de celle-là, ou
celle-là de celui-ci, c’est le désir. Et le désir
de transgresser. Ce n’est pas une sexualité
innocente que je décris, c’est une sexualité comme
instrument de pouvoir politique, de pouvoir social, de
pouvoir économique. On est en présence d’un petit
groupe de gens très riches qui peut tout acheter, ou qui
pense pouvoir tout acheter, et les êtres et les choses,
et on a ceux qui sont prêts à vendre la seule chose
qu’ils ont, c’est-à-dire leur jeunesse et
leur corps. Je voulais voir si dans cet échange, dans ce
commerce, dans ce contact de chair, il n’y avait
pas quelque chose de plus.
Qu’est-ce que tu espérais qu’il y aurait
en plus?
Ce n’est pas que j’espérais; je voulais
vérifier s’il n’y avait pas quelque chose de
plus, quelque chose qui, à mon avis, n’est pas
innocent, car nous parlons ici d’un commerce
historique. D’ailleurs, le dernier récit du livre
montre que c’est une très vieille tradition dans
la société haïtienne. Ce n’est pas comme
d’entrer chez McDonald pour manger un hamburger et
ressortir. Les rapports sexuels sont un peu dangereux
puisqu’ils peuvent masquer les rapports sociaux,
économiques, politiques, et qu’on ne peut pas,
dans une société, se frotter à l’autre, peau
contre peau, sans perdre des plumes.
Donc il y a toutes sortes de choses dans cette «Chair du
maître» que l’inférieur rêve de dévorer.
Naturellement, celui qui rêve de dévorer la chair du
maître, qui imagine toutes sortes de stratégies, qui
passe sa vie à faire des plans pour attirer les jeunes
filles riches et un peu étourdies dans sa tanière,
celui-là use beaucoup son temps. Celui-là est dans une
situation d’infériorité parce que, précisément,
les riches n’ont pas à penser le monde. Ce sont
les pauvres et les gens de la classe moyenne qui doivent
penser le monde, les riches l’ont déjà construit
et y vivent allègrement. Donc quand vous passez votre
temps à essayer d’imaginer des petites stratégies
pour essayer de conquérir un monde, c’est que vous
n’en faites pas partie et le temps perdu,
c’est le vôtre. Et on perd quand même à la longue
même si on espère qu’on va gagner, disons,
l’esprit de ces jeunes filles. Le rêve que
l’on caresse, c’est d’essayer
d’occuper leur esprit, de les rendre folles de
désir. Mais elles s’en amusent et en vivent; elles
veulent avoir l’esprit occupé à des obsessions.
Et toi, à quelles obsessions occupes-tu ton
esprit?
Écrire, dire, narrer, décrire, regarder, expliquer cela
et démonter ce système, expliquer ces stratégies
puisque, derrière tout cela, je rêve au dévoilement des
comédies. Pour moi, la littérature, c’est dévoiler
la comédie, c’est la destruction de la comédie,
c’est lever le voile sur les choses cachées,
essayer d’aller au plus profond – à cause,
peut-être, d’une vieille frustration – pour
montrer à l’autre que je sais très bien comment ce
jeu se fait, que je connais les deux parties qui y
jouent.
La chair du maître n’est ni un roman ni
un récit, plutôt un rappel constant de la mémoire.
Dans quelle catégorie est-ce que tu situes ce
livre?
Je ne sais pas à quel genre appartiennent mes livres. Je
les crois assez hybrides, inclassables, à la fois
mémoire, reportage, peinture, musique – car il y a
un rythme dans ces textes-là. Quand j’écris,
j’essaie d’utiliser tous les instruments
imaginables. Il y a un côté homme-orchestre dans cette
fresque où l’on trouve 24 tableaux et énormément
de personnages.
Oui, c’est une grande fresque de 24 chapitres,
ou 24 tableaux.
Il y a différents tempos et beaucoup de personnages,
mais le tout évolue dans le même décor, Port-au-Prince,
et la même gourmandise, la même obsession,
c’est-à-dire la sexualité plantée comme une épine
au cœur de la ville de Port-au-Prince.
C’est Port-au-Prince, le principal
personnage?
Oui, Port-au-Prince est le personnage central, qui
contient dans son ventre tous les personnages. Disons
que j’ai voulu ouvrir ce ventre pour voir ce qui
se passait à l’intérieur, dans le but
d’arriver à montrer ce monde un peu déshydraté. Ce
n’est pas un Port-au-Prince avec des plantes, des
fleurs. On y trouve une gourmandise de la vie mais pas
uniquement cela. Il y a aussi la drogue, les bars, des
endroits fermés, une vie occulte. Certaines des
histoires auraient pu se passer à Manhattan, à Paris, à
Montréal, un peu partout.
Tu plantes le décor, dans ce livre, comme pour un
scénario. As-tu l’intention d’en faire un
film?
Je ne sais pas. Mes livres sont souvent un peu
cinématographiques. C’est vrai que
La chair du maître aurait pu devenir un film,
avec plusieurs personnages et plusieurs tableaux en même
temps racontant la même chose. J’ai voulu planter
ce décor pour que le lecteur sache exactement ce qui se
passe, se trame. C’est la lutte des classes qui
est reflétée dans toutes ces histoires un peu
insouciantes de gourmandise sexuelle, une lutte terrible
liée à l’Histoire. Car il y a des antécédents à
tout cela; les individus en présence sont des ennemis
héréditaires et, dans ce sens-là, ce n’est pas
quelque chose qui aurait pu se produire à Montréal. Ce
n’est pas une jeune fille de l’Université du
Québec qui rencontre un jeune Haïtien fraîchement arrivé
et entretient avec lui une relation amoureuse. Ce ne
sont pas deux jeunes gens de Rimouski. Il s’agit
d’une guerre féroce, ancienne, d’une guerre
qui date de la colonie, et tous les coups sont permis et
donnés.
La chair du maître, c’est aussi une
partie de ta biographie, puisque les émotions du jeune
Dany à 15 ans sont mises en scène, ainsi que ses
fantasmes concernant les seins des jeunes filles.
Est-ce que c’est la partie du corps que tu
préfères chez les femmes?
Oh, c’est beaucoup dire! Bien sûr, les seins, oui,
cela me touche beaucoup. On a tendance à croire que les
beaux seins sont bien plantés, et tout ça. Pour moi, il
faut que le décor soit uniforme, qu’il y ait une
harmonie entre les seins et le reste du corps. Par
exemple, je ne voudrais pas que cette femme que
j’aime beaucoup, la grosse blanchisseuse –
j’en ai parlé dans
Chronique de la dérive douce -, ait de petits
seins. C’est abondant, ça déborde du
soutien-gorge, c’est d’un blanc laiteux,
crémeux comme un savon lisse et on sent l’odeur du
corps, du savon… Une toute jeune fille, par
contre, il lui faut peut-être de petits seins bien
ajustés, et d’autres, des jeunes femmes, auront
des seins désinvoltes…
On retrouve tes amours dans
La chair du maître. Je pense entre autres à
Woody Allen, à Philip Roth, à Henry Miller, à toute
cette imagerie du corps et à cet amour pour la musique
communs à vos écritures…
Oui, ce sont des écrivains un peu obsédés, mais qui
rient de leurs obsessions. J’aime les écrivains
qui rient de leurs obsessions. Woody Allen, Philip Roth,
c’est précisément cela. J’aime bien mettre
dans mes livres les gens que j’aime. Je voulais
que les jeunes gens en Haïti, si d’aventure ce
livre leur tombe entre les mains, voient que l’on
peut aisément, dans un contexte haïtien, parler de Woody
Allen. Je vois cela comme un décloisonnement de ces
histoires-là. Parce qu’on situe l’action en
Haïti, il faudrait parler d’écrivains haïtiens!
Non, je pense que, une fois le décor placé, tout le
monde sait où l’on est, donc on peut parler de qui
on veut. Si on va dans la bibliothèque d’un jeune
écrivain haïtien à Port-au-Prince, est-ce qu’on va
trouver uniquement des écrivains haïtiens?
Par contre, la seule citation du livre en est une du
poète haïtien Davertige, qui vit à Montréal. Pourquoi
ce choix?
Je trouvais que, dans ce chapitre-là, c’était une
citation qu’on ne pouvait pas évacuer. C’est
très joli et je crois que cela devait figurer dans ce
chapitre, qui est un tableau naïf où une jeune
Newyorkaise, férue d’Andy Warhol, de Woody Allen,
change complètement après avoir vu une exposition
haïtienne, tout cela parce que dans son enfance, elle
avait eu un petit tableau dans sa chambre, un paysage
haïtien.
J’ai d’ailleurs trouvé magnifique que tu
dises que, quand tu entres dans une galerie, tu ne
restes pas plus de cinq minutes. Personnellement, je
ne vais pas dans les galeries pour regarder, j’y
vais pour rencontrer des gens.
Donc à la page 138, dans le tableau naïf, tu cites
Davertige: «Je vous annonce le printemps, le couple nu
au centre du paysage». C’est de toute beauté!
Oui, Davertige est un poète qui a eu son heure de
gloire, un poète important pour moi. Je trouvais
qu’avec son recueil de poèmes Idem, il
avait tenté, il y a 30 ans, ce que j’ai moi aussi
essayé de faire ici.C’était
d’ailleurs très fort parce qu’il
n’avait jamais quitté Haïti à l’époque et il
avait quand même un peu rêvé l’univers haïtien,
dépassé les frontières. Je me souviens de ce poème:
«Omabarigore! la ville que j’ai créée pour toi mon
amour en prenant la mer dans mes bras et les paysages
tout autour de ma tête». On n’est pas là dans un
univers étriqué, on est vraiment dans un univers
immense, celui d’un poète important.
La chair du maître, c’est donc 24
tableaux de la vie quotidienne, et tu insistes pour
dire, à la page 17, que le sexe est une monnaie
d’échange, une carte de crédit. Est-ce que ce
n’est pas un crédit pour la mort, avec le sida
comme partenaire aujourd’hui?
Bien avant le sida, il y a Éros et Thanatos, les deux
grands mythes de la littérature occidentale. Dans ce
livre, le sexe mène, à tout le moins, à la folie, parce
que ce n’est pas une sexualité innocente, on
n’y retrouve pas l’idée du plaisir tout
simple de deux corps qui s’aiment. C’est un
règlement de comptes, une guerre et, dans les guerres,
on trouve la mort. Bien sûr, on comprend aussi, même si,
au début des années 70, il n’y avait pas encore
cette grande peur du sida, que celui-ci n’est pas
loin, parce que dans le cadre de cette frénésie
sexuelle, on n’a pas l’impression que les
gens prennent des précautions. Ce n’est pas le
moment quand l’acte sexuel constitue une attaque
impromptue, rapide. Comme dans
Les liaisons dangereuses, tout doit être exécuté
avec célérité avant même que l’adversaire
s’aperçoive qu’il a été attaqué et tué.
La chair du maître, c’est en somme le
théâtre de la cruauté. Le sexe est une affaire de
business. À la page 250, dans ce chapitre
tropicalement corsé, «Un jeune tigre dans la jungle
urbaine», il y a toute une description sur deux hommes
qui s’empoignent. J’avais rarement lu cela
chez toi, je dois dire que j’ai été surprise.
Oui, certains chapitres sont très durs et, vers la fin,
c’est d’une violence inouïe, cela devient
presque déshydraté. Il n’y a pas ce lyrisme
tropical que l’on connaît, qu’on a connu,
même chez moi, dans Pays sans chapeau. Mais je
crois que les livres sont ainsi faits. C’est la
mémoire, l’évocation de ce qui s’est passé
qui doit dominer et non le fait que c’est un beau
garçon ou un mauvais garçon. Et il fallait décrire cette
réalité pour démontrer que les choses, arrivées à un
point extrême, allaient peut-être déboucher, à la fin,
sur la révolte contre Jean-Claude Duvalier et son
départ, parce que cette société ne pouvait plus vivre
dans cet univers presque artificiel du sexe où
l’on peut perdre son identité même.
Mais à la page 250, c’est une affaire entre
deux hommes, et très violente…
Oui, c’est un truc homosexuel. C’est
peut-être une première dans la littérature haïtienne.
Les écrivains sont tellement prudes en Haïti sur ces
questions. Ils craignent de décrire une scène
homosexuelle de peur qu’on pense qu’ils sont
homosexuels. J’ai essayé de mettre beaucoup de
choses dans ce livre, d’ouvrir beaucoup de
fenêtres différentes.
Par ailleurs, je voulais aussi qu’un jeune
écrivain haïtien désireux d’explorer la violence
et la sexualité dans son écriture, et qui ne trouverait
pas de modèle – il y a d’immenses écrivains
en Haïti; René Depestre a exploré le domaine de la
sexualité, mais la violence n’a pas été explorée
– constate, en lisant La chair du maître,
que ce n’est pas mal, qu’un autre l’a
fait. C’est pour donner aux gens la possibilité de
s’exprimer que j’écris parfois de manière un
peu démesurée.
Est-ce que l’homme haïtien sait aimer la femme
de son pays?
Mais ce n’est pas un livre sur l’amour. Des
livres sur l’amour, j’en ai écrit
d’autres. Il y a eu des livres très prudes comme
Pays sans chapeau, où le narrateur rencontre une
jeune fille qu’il a aimée. Il est triste de cela
et va la voir la nuit dans sa cour. C’est très
Roméo et Juliette. J’ai décrit l’amour entre
un petit garçon et sa grand-mère, entre un garçon et sa
mère, sa fiancée, mais parfois je choisis de décrire des
rapports beaucoup plus corsés, violents, dénués
d’amour. Il y a une façon de se débrouiller pour
survivre avec ce que le bon Dieu nous a donné, le corps,
le sexe. Ce livre-ci fait partie, avec
Le goût des jeunes filles, de cette catégorie des
livres qui se passent en Haïti, où les relations
sexuelles sont plutôt politiques, économiques, sociales.
Les femmes, Dany, ont toujours été ton obsession.
Parle-moi de celle que tu décris à la page 304, la
Blanche qui est pire qu’une Haïtienne.
Qu’est-ce qu’une Haïtienne et de quelle
façon peut-on être pire?
Vous savez, c’est une société très dure en Haïti à
cause de l’écart entre les riches et les pauvres.
Toute l’Amérique latine est un peu comme cela; les
gens sont d’une violence inouïe face aux autres.
Les inférieurs sont écrasés, les domestiques sont
humiliés. Les riches sont d’une arrogance absolue.
Tu les vois dans leur Mercedes, ils s’en foutent
– les hommes légèrement moins, non pas
qu’ils soient meilleurs, mais parce qu’ils
ont toujours tendance à vouloir être candidats à la
présidence, alors ils doivent frayer avec les gens, les
ménager. Cela ne leur suffit pas d’être riches, il
leur faut aussi avoir un impact sur la société. Mais les
femmes de riche n’ont pas cette responsabilité,
elles n’ont même pas, comme dans les sociétés
occidentales, à s’occuper de bonnes œuvres.
Tu viens de mettre le doigt sur un véritable
problème. J’ai eu la chance d’aller en
Haïti au moins une quinzaine de fois avant, pendant et
après Duvalier, et j’ai été témoin
d’horreurs. Dans la communauté juive
montréalaise, ou dans n’importe quelle
communauté juive du monde, les épouses des gens riches
– et on sait que les juifs sont très riches ou
pas du tout -, des leaders, sont fondamentalement
généreuses. Elles font du bénévolat à temps plein;
cela fait partie de la tradition juive.
Ce n’est pas forcément parce qu’elles sont
bonnes. C’est leur culture, elles ont appris
toutes petites qu’elles doivent donner. Le
bénévolat est fondamental, mais n’existe pas en
Haïti. La femme haïtienne n’a pas de code moral à
sa disposition. Au départ, elle doit s’occuper
tout simplement de fermer ses cuisses, trouver le
meilleur mari possible et, après, elle peut baiser comme
elle veut. Le bénévolat, qui est l’apanage des
femmes juives et des femmes occidentales d’une
certaine époque, des protestantes américaines,
n’existe pas dans notre culture. Faire le bien,
c’est une chose qui s’apprend, c’est
un métier. Il faut commencer très tôt, sinon on croit
vraiment que c’est l’ordre des choses
qu’on soit riche et les autres, pauvres. Ce
n’est même pas la faute de la femme haïtienne,
c’est celle de la société haïtienne qui n’a
pas de gouvernants, qui n’a jamais proposé un code
de comportement pour la femme haïtienne et qui a
toujours posé le problème uniquement sous le rapport de
la chasteté et de la fidélité.
Toute société doit être responsable de ses citoyens,
élaborer un code à l’usage des enfants, avec des
droits et des devoirs, et un autre pour les adultes.
L’Occident s’est attaqué très vite à cela,
bien qu’il n’ait pas toujours réussi. Il
faut absolument que les jeunes filles aient à leur
disposition un code de vie, un art de vivre, pour
qu’elles sachent très tôt qu’elles peuvent
être utiles à la société. La femme haïtienne n’a
pas du tout de code, elle est livrée à elle-même, à ses
chimères. Elle attend de se faire attraper par un type
riche qui l’enfermera dans une prison dorée où
elle passera toutes ses frustrations sur les plus petits
qu’elle, sur les sans-grade. Mais tout le problème
vient du fait que le sexe est au cœur de
l’affaire. Quand il y en a une qui est assez
jolie, on l’enferme, on ne veut pas «qu’elle
rencontre»; il faut que son prix, puisque c’est
une vente aux enchères, monte. Elle ne sait donc rien de
ce qui se passe dans la rue et, quand elle devient
riche, elle n’est même pas au courant qu’il
y a de la misère dans ce pays, et elle devient
d’une arrogance absolue, croyant qu’elle
tient de Dieu son pouvoir et sa richesse, que
c’est bien ainsi. Elles deviennent
d’ailleurs très pieuses, brusquement.
Tout cela paraît contradictoire, mais se tient très
bien. Même l’Église n’a pas été intelligente
dans cette histoire, n’a pas aidé beaucoup.
L’Église catholique a toléré cette attitude
bourgeoise et n’a pas aidé au développement de la
générosité et de l’implication des jeunes filles.
Bien sûr, sous la dictature de Duvalier, c’était
difficile: dès qu’on faisait quelque chose, on
passait pour vouloir être candidat, pour vouloir
remplacer Duvalier. Mais les femmes étaient plus libres
dans un certain sens au niveau politique, elles auraient
pu agir au plan social.
La chair du maître, c’est un très beau
titre pour dire qu’au fond, la femme est une
esclave, l’esclave du colonel.
Oui, c’est une esclave, mais aussi un corps
dévorable et un animal de proie, un animal qu’il
faut poursuivre, attaquer, dévorer.
Je dois dire que j’avais peine à te reconnaître
dans tes descriptions d’attaque, de machinations
dans les bars!
Ce n’est pas moi, c’est les autres! Et puis
vous savez, les bons garçons, les bonnes filles sont eux
aussi habités par des fantasmes terribles –
nice boys do it also. Il n’y a personne qui
soit complètement innocent dans sa tête.
Parle-moi de ton Amérique. Est-ce que c’est
toujours un fast-food du désespoir?
Ah oui, c’est terrible comme mot,
le fast-food du désespoir. L’Amérique peut
être à la fois très stimulante et très décevante. Elle
me donne l’impression d’un grand adolescent
couché sur son lit à 2 h de l’après-midi, qui
n’a rien à faire et qui est désespéré de
s’ennuyer. Les adolescents sont prêts à tout pour
ne pas s’ennuyer et, quand ils s’ennuient et
sortent dans la rue, on ne sait pas très bien ce
qu’ils vont faire, cela va dépendre de toutes
sortes de choses. Il peuvent nous revenir en criminels.
C’est cela, l’Amérique, c’est ce grand
corps d’adolescent plein d’énergie, couché
là, comme écrasé par la chaleur, dont on se demande si
l’ennui ne va pas le pousser au crime.
Quand tu es arrivé à Montréal tout jeune, tu
n’avais pas encore cette conception de
l’Amérique…
Oui, j’avais cette conception. Depuis
Comment faire l’amour, l’Amérique est
totale. Il y a un paragraphe dans ce livre qui dit:
«J’aime l’Amérique avec ce qu’il y a
de bien, ce qu’il y a de mauvais, la bureaucratie
et tout ce qu’on doit jeter et tout ce qu’on
doit prendre». Je voulais dire que l’Amérique
n’est pas un buffet où on choisit ce qu’on
veut, il faut tout prendre.
Comment faire l’amour, c’est un
chant, un poème sur l’Amérique.
À la page 146 de La chair du maître, tu dis:
«Nous ne sommes pas des Français en Amérique, ni des
Africains en exil, mais nous sommes des Haïtiens». Je
dois dire que je suis incapable de comprendre cette
fierté des origines et, dans le cas d’Haïti,
cela me semble une fierté mal placée. À quoi cela
rime-t-il d’afficher son haïtianité dans une
société où les riches écrasent les pauvres de façon
éhontée?
D’abord, mon livre ne s’intitule pas
Défense et illustration des Haïtiens. C’est
plutôt un livre de traître, c’est-à-dire qui
montre l’âme terrible, sauvage de Port-au-Prince.
Mais je ne crois pas que l’échec d’une
société puisse nous empêcher d’en faire partie.
Il y a toujours ce grand débat, que j’ai aussi
montré dans le livre, sur la pertinence de
l’indépendance s’il faut en arriver à une
société incapable de survivre, à une société
complètement pourrie par l’argent, trop rare pour
certains, trop abondant pour d’autres, à une
société dominée par la dictature, et qui semble même ne
pas vouloir s’en sortir sans une nouvelle
dictature, à une société où on se prend même à rêver
d’une dictature éclairée et où l’on voit que
l’idée de la démocratie est presque une totale
impossibilité – du moins, cela ne peut pas se
faire dans un cadre où il n’y a pas
d’hôpitaux, pas d’écoles, pas
d’argent, pas de travail et même rien à manger.
Parce que la démocratie, c’est s’asseoir, se
parler, et quand on ne mange pas…
Tu poses d’ailleurs clairement la question à la
page 167: «L’indépendance pour Haïti, est-ce un
bien ou un mal?» Qu’est-ce que tu réponds à
cela, toi?
Je dis que l’échec politique d’une société
ne doit pas être imputé à ses pères fondateurs.
Dessalines a fait l’indépendance d’un pays
où les colons français n’étaient pas une
métaphore, mais des gens qui fouettaient, qui faisaient
travailler. À l’arrivée de Christophe Colomb en
Haïti, il y avait un million d’Indiens. Ils ont
été exterminés par le travail, pas par la guerre. Ce fut
un génocide total. Ils ont été écrasés par la machine
européenne, qui comprenait les Français, les Espagnols,
les Italiens et les Anglais. Donc, que Dessalines et son
groupe aient pu se révolter et mener le pays à
l’indépendance, ce n’est pas un débat.
L’être humain doit avoir sa liberté, et ce
n’était pas une situation comme au Québec, où
l’économie va bien ou mal, mais où on peut
discuter. On parle ici d’esclavage. Durant la
traversée des esclaves venant d’Afrique en
Amérique, il y a eu 300 000 morts, tout simplement parce
que les gens étaient entassés les uns sur les autres
dans les cales des bateaux et que, là où aurait dû se
trouver une dizaine de personnes, ils étaient 200, 300.
On avait affaire à des gens qui n’avaient aucune
morale.
Maintenant, la question est de savoir ce qui s’est
passé après l’indépendance. Les Haïtiens sont le
premier peuple noir du monde à avoir fait
l’indépendance. Au Québec, où cela se passe entre
Blancs, anglophones et francophones, on craint que, si
jamais l’indépendance se fait, le Canada anglais
ne nous laisse tomber, ne nous combatte. Mais lorsque ce
sont des esclaves qui deviennent indépendants, ce sont
tous les Blancs qui se sentent concernés. Si ces gens-là
deviennent indépendants, tous les autres colonisateurs
vont avoir des problèmes. C’est tout
l’Occident, avec qui ce nouveau peuple aurait pu
commercer, qui se ligue contre lui, tous les anciens
propriétaires d’esclaves. Voyant qu’ils ne
pouvaient plus faire une guerre coloniale, ils ont
cherché à enfoncer ce pays en l’affamant: «Tu ne
peux pas vendre tes produits». N’oublions pas que
cette indépendance s’était faite, aussi, par la
politique de la terre brûlée. Dessalines a éliminé toute
la richesse de Saint-Domingue, il a littéralement brûlé
la terre, se disant que, si l’on incendiait tous
les champs de canne, les Blancs repartiraient.
Donc les gens ont mis des décennies à se remettre de
cela, d’autant plus qu’Haïti étant dans la
mauvaise partie de l’île, la partie montagneuse et
rocailleuse – Haïti veut dire montagne -, le sol
ne peut pas produire pour nourrir tous ses habitants.
Naturellement, les riches ont accaparé tout ce
qu’il y avait, et s’est creusé cet écart
énorme entre les riches et les pauvres qui empêche toute
réconciliation, tout développement. Et dès qu’il y
a absence de développement, il faut qu’il y ait
une sorte de garde-chiourme, des chefs, une police pour
protéger les riches de la colère des pauvres, d’où
la dictature. On voit donc que c’est une mécanique
qui s’explique. Au Québec, pays où l’on vit
bien, à la moindre dépression économique, les gens sont
prêts à sauter sur les autres avec une violence inouïe,
on montre du doigt les immigrants –
d’ailleurs, tu le sais pour l’avoir vécu. Imagine Saint-Domingue et Haïti après
l’indépendance.
Tu compares la situation d’Haïti, que tu
connais très bien, avec celle du Québec, que tu
connais tout aussi bien. Cependant, au Québec, jamais
on ne pourra dire que les immigrants viennent voler
les emplois, parce que nous venons ici par choix et
que les études montrent que non seulement nous créons
nos propres emplois, mais que nous offrons du travail
aux autres. Mais évidemment, dès qu’on émet une
opinion qui ne va pas dans le sens de la majorité
conservatrice de droite, on se fait massacrer. Moi,
j’ai émis une opinion à l’endroit
d’un texte de Monique LaRue et elle a sorti
l’artillerie lourde contre moi, appuyée par
La Presse, Le Devoir et le Pen Club.
C’était beaucoup pour une petite plaquette de 30
pages d’une écrivaine inconnue et médiocre. Je
crois qu’il y a lieu de s’inquiéter.
Ce sont des choses qui arrivent dès qu’une société
commence à être frileuse, dès qu’une situation
économique un peu difficile voit le jour. Pensons, par
exemple, à l’affaire Parizeau, quand il a dit: «On
a perdu les élections à cause de l’argent et du
vote ethnique».
Bien sûr, dans certaines parties de Montréal, des gens
d’origine immigrante ont voté massivement contre
le Parti Québécois, mais ils en avaient totalement le
droit puisque, du moment qu’on fait le jeu de la
démocratie, personne n’a le droit de venir
interroger le vote des gens. Parizeau avait complètement
tort, pas à cause de ce qu’il pense – il en
a le droit -, mais parce qu’il a oublié
qu’en démocratie, chacun peut voter comme il veut.
Au moment où nous réalisons cette interview, on lit
dans la presse de vibrants appels au secours, lancés
par des organisations pour venir en aide à des
orphelinats d’Haïti où on crève littéralement de
faim. Depuis deux semaines, il semble que cela aille
encore plus mal en Haïti. La vie serait beaucoup plus
chère qu’à Montréal et il y a des problèmes de
fonds. Comment peut-on secourir ce pauvre peuple?
Qu’est-ce qu’on peut faire
aujourd’hui?
Je ne sais pas ce qu’on peut faire pour Haïti,
parce que derrière le plâtrage, les petites blessures
qu’on peut panser avec le bénévolat, la charité,
il reste le problème politique de base. Ce qui manque à
Haïti en ce moment, paradoxalement, ce n’est pas
la nourriture.
Vous vous souvenez de cette stimulation au début, avec
Aristide. Les Haïtiens n’étaient pas plus riches
qu’avant; pourtant, les gens à l’extérieur
avaient commencé à les considérer autrement, comme un
peuple qui se mettait debout. On ne pensait pas à la
famine. Les gens étaient prêts à aider parce qu’on
est toujours intéressé par ceux qui sont en train de
s’en sortir. On plaint quelqu’un qui
s’enfonce, mais on aide les gens qui s’en
sortent. Donc c’est cela qu’il faut
retrouver. Il faut arrêter de s’apitoyer et
d’envoyer ses surplus. C’est d’Haïti
même que le mouvement doit venir; il faut qu’on
retrouve cette stimulation, cette extraordinaire énergie
de se mettre debout qu’on avait au début de la
période Aristide. Cependant, le mouvement ne doit plus
reposer sur une seule et unique forte personnalité,
sinon on va toujours passer de l’espoir au
désespoir.
En 86, j’étais à Port-au-Prince le 18 mai, le jour
de la fête du drapeau en Haïti, qui commémore la
réconciliation des Noirs et des Mulâtres pendant la
guerre d’indépendance. Pour cette fête du drapeau
en 86, après le départ de Jean-Claude, la ville était si
propre qu’on pouvait manger dans la rue. Il
n’y avait pas un grain de poussière dans
Port-au-Prince parce que les gens, spontanément, avaient
voulu donner une gifle à Jean-Claude Duvalier en lui
montrant que cette ville était sale parce que sa
politique était sale.
Personne ne peut aider Haïti sans qu’Haïti
s’aide elle-même. Quand ce coup d’envoi aura
été donné, les gens vont aller en Haïti, le tourisme va
se développer. Il faut trouver un moyen d’aller en
Haïti sans désespoir, sans amertume, et surtout sans
mauvaise conscience. Il ne faut pas donner nos surplus à
Haïti, il faut acheter ses produits, il faut investir,
il faut qu’il se passe quelque chose. Il y a
tellement d’éléments dans cette culture riche qui
peuvent intéresser les gens. Allez-y, essayez, exploitez
le peuple haïtien, mais achetez ce qu’il a à
vendre. Vous verrez que le produit que vous avez acheté
valait la peine, était moins cher qu’ailleurs.
C’est ainsi qu’une vraie relation va se
tisser.
La chair du maître est un livre à la fois
érotique et hautement politique. Tu décris avec
minutie et saveur un décor politique où il est
question de «mentir le jour et dire la vérité la
nuit». Mais aujourd’hui, la nuit et le jour ne
se confondent-ils pas?
Oui, bien sûr, la nuit et le jour se confondent
aujourd’hui en Haïti. On se demande si c’est
une grande nuit qui recouvre Haïti. J’ai décrit
cela dans Pays sans chapeau. On ne sait pas qui
est mort et qui est vivant. Tout le monde ment, pas
seulement au niveau du pouvoir, mais aussi dans la vie
quotidienne, quand on n’arrive pas à savoir qui on
est, quand on doit se cacher, se vendre, quand on ne dit
pas qui on est, quand on doit toujours s’aplatir
devant l’autre, quand tous ceux qui ont dix
dollars en poche deviennent un patron, quand il faut
cirer les chaussures…
Le chapitre qui s’intitule «Vers le sud»
contient des portraits de femmes adorables. Je pense
par exemple à Sue, qui affirme: «Un nègre pour moi,
c’est un Noir américain, eux ils ne pensent
qu’à égorger les Blancs alors qu’on ne
fait que les aider». Il existe donc une différence
entre un Haïtien et un Américain aux États-Unis?
Oui, il y a toujours eu cette différence, mais cela
dépend de la personne qui parle. Les Haïtiens,
malheureusement, en arrivant aux États-Unis, se sont
toujours crus supérieurs parce que de culture
européenne. Ils trouvaient que les Américains
s’habillaient mal, mélangeaient des couleurs qui
ne devaient pas l’être… Les Haïtiens
oublient qu’ils sont d’une culture très
raffinée, très complexe, mélange d’européen,
d’africain, d’américain. Quand ils arrivent
aux États-Unis, ils doivent habiter dans des quartiers
extrêmement pauvres, et donc font face à des Américains
pauvres et incultes, qui n’ont peut-être même pas
fait leurs classes primaires, alors qu’eux sont
parfois des universitaires.
Au fond, c’est pareil en Haïti. Si on va dans un
ghetto, on va voir que ce n’est pas le même
raffinement que dans un hôtel distingué.
La devise de Sue est très simple: «Pécher, manger,
boire, dormir en paix et baiser un coup». Au fond,
c’est ça la vie!
C’est bizarre, mais j’ai l’impression
que ce n’est pas loin d’être ta devise à toi
aussi… Tu n’es pas que cela, cependant,
puisque tu es aussi une militante. J’aime bien te
voir mener des batailles contre un certain establishment
québécois, tirer sur tout le monde, marcher dans ton
salon en rugissant comme un lion, excommunier certaines
personnes. Je sais aussi que tu fais la part des
choses.
Le Québec a raté sa chance par rapport à toi parce que
tu es quelqu’un de très honnête. Je t’ai vue
travailler pendant tellement d’années ici,
t’impliquer, aller même à l’encontre des
tiens quand c’était ta conviction. Pendant que
d’autres étaient contre l’indépendance du
Québec, tu étais pour, et quand il fallait être contre,
tu as été contre. Tu es toujours très claire et tu
exiges de tes amis qu’ils soient aussi très
clairs. Tu es une combattante. Si aujourd’hui tu
es prise dans cette bataille, et tu ne diras pas que je
ne t’ai pas avertie, je crois que c’est avec
la même force, le même courage et la même volonté de
faire face à tout ce qui est un peu trop conformiste.
D’autre part, je connais une autre femme, aussi,
qui aime bien pécher, manger, qui aime bien cette vie
simple, qui cache en elle ce désir de vie très simple.
Est-ce que c’est un portrait juste?
C’est un portrait juste et faux à la fois, mais
je te signale qu’il était question de Sue! Un
jour, j’écrirai mon histoire au Québec. Donc ce
livre dont nous parlons aujourd’hui fait partie
d’un cycle de dix ouvrages. Tu nous as vraiment
présenté Haïti sous toutes ses coutures. Grâce à toi,
on a pu entrer dans un univers qu’on
n’avait pas connu avec les autres écrivains
haïtiens. Tout en dénonçant les injustices, tu
n’as pas fait dans le misérabilisme et
c’est ce que j’aime dans ton écriture.
Mais dis-moi, est-ce que tu sais de quoi seront faits
tes autres livres, une fois ce cycle achevé? Est-ce
que maintenant tu envisages de passer à autre
chose?
Il me reste deux livres à écrire pour compléter le
cycle. J’ai le temps de voir venir.
Mais au rythme où tu vas, avec la concurrence que tu
livres à notre ami Roth…
Tu sais, l’écriture, cela peut s’arrêter
n’importe quand. Parfois, on ne sait pas pourquoi
on écrit. On est bien parti, on commence à écrire, puis
le lendemain on n’arrive pas à inscrire un mot de
plus, et on se demande ce qui s’était passé la
veille.
Dans La chair du maître, il y a plus
d’une centaine de personnages, qu’on suit
très facilement et qu’on n’a aucune
difficulté à habiter. D’ailleurs, c’est
très drôle parce qu’on trouve toujours quelque
chose chez l’un et chez l’autre qui fait
qu’on se reconnaît. Pourquoi autant de
personnages?
Pour n’importe qui, tu le sais, toi qui es allée
en Haïti plusieurs fois, le premier choc en arrivant à
Port-au-Prince, c’est le nombre de gens dans la
rue. Je ne pouvais pas faire un livre, disons,
occidental: Jean aime Maryse, mais ils ont des
problèmes, ils vont divorcer parce que Maryse aime aussi
François. Cette cellule fermée n’existe pas en
Haïti. Quand on sort dans la rue en Occident, on sait
très bien qu’on va aller chez Michel et
qu’après on ira prendre un verre chez Marie et
qu’on montera se coucher. Mais en Haïti,
n’importe quoi peut arriver. Il y a tellement de
gens qui viennent de partout, qui nous agressent –
des amitiés, des affections, des inimitiés, des
mendiants, des voleurs, des gens sympathiques, un ami
qu’on n’a pas vu depuis longtemps –
que l’incroyable, le miracle peut se produire
chaque jour.
J’ai vraiment pris ma caméra pour faire ce livre.
Je suivais un personnage, je savais l’essentiel de
son histoire, j’en suivais un autre…
C’est une gourmandise, comme un enfant enfermé
dans une boutique de bonbons et qui les goûte tous. On
ne peut pas faire un livre en Haïti comme on fait un
livre en France, en Belgique, en Suisse ou en Allemagne.
Est-ce que ta maman a lu
La chair du maître?
Je ne sais pas. Je vais sûrement le lui envoyer parce
que ma mère est une lectrice du marquis de Sade, ce que
j’ai appris un jour par hasard d’un ami, qui
habite à Montréal, d’ailleurs, et qui est son
fournisseur en Sade. Je ne sais pas ce qu’elle va
en penser. Ma mère est très pieuse en même temps.
C’est quelqu’un qui va à l’église et
qui en même temps lit Sade. Quelque part, c’est
sûr que l’univers du livre est
assezhard…
C’est de l’érotisme qui frôle le
hard de très près. Tu ne nous avais pas
habitués à cela.
C’est aussi un vieux rêve. J’avais envie
d’écrire un livre presque pornographique et
d’y mettre assez de choses, disons le mot,
intéressantes, pour que le lecteur bourgeois ne trouve
pas de prétexte pour rejeter le livre. On peut toujours
dire que c’est un portrait d’Haïti, mais
tout le monde sait que c’est aussi un livre où les
fantasmes fleurissent à profusion. On n’a pas le
droit de l’ignorer, sinon ce serait de
l’hypocrisie. On ne peut pas parler uniquement des
articles qui se trouvent dans Playboy, il y a
quand même les images.
C’était ce qu’il fallait faire,
c’était une situation où l’érotisme se
devait d’être un peu brutal, direct. Et puis
aussi, chaque fois que j’écris, je me dis:
«Pourquoi un nouveau livre?» Cette raison que
j’avais, c’était de dire quelque chose de
nouveau, de dire le désir, le fantasme. Toutes ces
choses sont décrites de manière très narrative, on a
l’impression que cela peut arriver mais, au fond,
cela se passe dans la tête aussi, c’est-à-dire que
ce sont des images qui sortent de ma tête et que je
déverse littéralement dans le cerveau du lecteur ou de
la lectrice. Je sais très bien que ce livre risque de
devenir un livre culte, un livre qu’on peut
détester ou aimer, mais qui vous rentre complètement
dans le cerveau, vous habite.
Avec ce livre, tu viens de légitimer la littérature
pornographique, comme tu as légitimé la notion de
nègre. Je me souviens que, quand j’ai rencontré
pour la première fois Isaac de Bankolé, l’acteur
qui plus tard devait jouer dans le film
Comment faire l’amour avec un nègre sans se
fatiguer,
je lui avais demandé s’il avait lu ce livre. Il avait failli me jeter par la fenêtre en
disant que j’étais une raciste à cause du mot
nègre. Et je lui avais dit: «Calmez-vous, c’est
mon ami qui a légitimé le mot». Finalement, tu ouvres
les placards où sont enfermées les réalités
qu’on camoufle.
Oui, mais ce livre n’est pas uniquement sexuel.
Dans toutes les scènes sexuelles, il y a un combat
social et politique. Et il y a aussi une écriture.
J’ai pris toutes les précautions pour décrire ces
scènes, mais je n’en ai esquivé aucune, j’ai
été jusqu’au bout. C’est
hard, c’est porno, mais il y a une
jouissance de l’écriture, je crois, il y a des
réflexions, des portraits d’Haïti, il y a toujours
un regard qui va signifier, même pour la lectrice la
plus pudibonde, que c’est quand même de la
littérature.
Est-ce que ta femme, Maggie, a lu le livre?
Maggie n’a pas lu le livre. Je l’ai prévenue
que j’avais été très loin, que j’avais vidé
la question. Maggie est comme ma mère. Quand
Comment faire l’amour avec un nègre est
sorti, ma mère m’a dit: «Du moment que tu as du
succès, mon ami, je suis bien contente». Personne
n’a encore osé pointer le caractère pornographique
du livre; tout le monde fait semblant de parler de tout
sauf de la porno.
Je n’aime pas les livres qui se proclament
«érotiques», je n’aime pas les trucs préparés.
J’aime les livres que n’importe qui peut
lire et où, brusquement, on se trouve pris dans une
situation.
C’est ce qui m’est arrivé parce que, au
départ, tu plantes un décor où il est question
d’une femme qui se bat pour défendre sa fille
qui veut aller à l’école et qui fait de la
couture toute la nuit pour une bourgeoise qui ne la
paie pas. On pense alors à des thèmes plus sociaux,
politiques…
Oui, c’est sûr, au fur et à mesure qu’on
avance, c’est de plus en plus dur; le dernier
chapitre en est un exemple. Par contre, le plus long
chapitre du livre, «La maîtresse du colonel», ne
contient aucune scène de sexe. Il faut être très
stratège, il faut jouer au chat et à la souris avec le
lecteur ou la lectrice, ne pas trop le brusquer, mais
sans jamais faire de concessions sur ce qu’on veut
décrire. Le livre commence timidement et, au fur et à
mesure, «ça monte». Et le lecteur est tellement pris
qu’il ne peut plus jeter le livre. Je
l’intoxique, il est à Port-au-Prince, il ne peut
plus quitter cette ville avant la fin du roman. Il veut
savoir la suite et, comme ce sont des textes assez
courts, assez ronds, il y en a toujours un nouveau pour
le tenir en haleine. Donc il est intoxiqué, il est pris
là – c’est comme dans le désir -, et il doit
boire jusqu’à la lie.
Au moment où l’on se parle, tu es à Montréal
dans le cadre d’une promotion parce que ton
livre vient de paraître. Bien évidemment,
La Presse a fait sa première page là-dessus, tu
es passé avec Christiane Charette, à
Sous la couverture, qui est une émission sur
les livres, tu es allé chez Marie-France Bazzo. Quand
j’ai écouté ces émissions et lu les articles,
j’ai eu l’impression qu’on parlait
d’un autre livre. Les journalistes qui
t’ont interviewé ont complètement évacué
l’aspect sexuel. Est-ce que tu crois qu’on
n’a pas lu le même livre?
Non, vous avez lu le même livre, mais l’astuce,
c’est qu’il y a beaucoup
d’informations sur Haïti, de stimuli, qui
s’adressent à l’intellect du lecteur. Les
scènes sexuelles, quant à elles, s’adressent au
lecteur d’une façon plus intime; il reçoit donc
ces effluves de désir, les ressent, mais n’en
parle pas nécessairement dans les salons. Tout le reste,
ce qui a trait à la lutte des classes, les descriptions
urbaines, les portraits, tout cela peut faire
l’objet de conversations dans les salons et
ailleurs.
C’est pour cela que je n’aime pas les livres
érotiques, les livres pornographiques, parce que je les
trouve complètement nuls. Cela vous empêche de les lire.
On peut les feuilleter, mais pas les lire en public.
Moi, j’ai fait un livre qu’on peut lire en
public parce que je donne assez de possibilités au
lecteur de croire qu’il est en train de lire un
livre d’écrivain, une œuvre culturelle. Il peut
discuter avec son voisin des thèmes qui sont soulevés,
et les scènes sexuelles arrivent comme la cerise sur le
gâteau, comme un cadeau.
C’est un très beau cadeau, merci.
Le texte ci-dessus, « Dany Laferrière: la chair du
maître », est une interview inédite, publiée pour la
première fois sur Île en île avec la permission
de Ghila Sroka.
Par la suite, il est publié dans
Conversations avec Dany Laferrière. Interviews
de Ghila Sroka. Montréal: La Parole Métèque, 2010, pages
75-91.
Dans l’introduction à l’entretien dans cette
publication de 2010, Ghila Sroka écrit (page 75):
« Lorsque, le 14 mai 1997, j’avais enregistré
cette interview avec Dany, j’étais à mille
lieues d’imaginer qu’un jour, neuf ans
plus tard, je rencontrerais Laurent Cantet,
réalisateur de Vers le Sud, une adaptation de La chair du
maître
à partir de trois nouvelles du livre.
Après la projection du film à Montréal, j’allai
vers lui pour le féliciter. Il me dit alors que mon
interview, parue sur le site « Île en île »,
l’avait beaucoup aidé dans ses recherches.
J’en fus très heureuse, tout comme de constater
que mes interviews faisaient du chemin. »
© 1997 Ghila Sroka et la Tribune Juive, © 2000 Île en île
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