ENTREVUE AVEC DANY LAFERRIÈRE
par Ghila SROKA
Nous sommes avec Dany à Miami et c’est vendredi, son jour de repos préféré comme chez les musulmans.
Tribune Juive: Qu’est-ce qu’évoque pour
toi le mot même, la notion même de «francophonie»?
Dany Laferrière: C’est une notion très ambiguë
pour moi et pour d’autres. J’ai
l’impression qu’on cherche à l’imposer
depuis une vingtaine d’années et qu’elle
n’arrive pas à entrer complètement dans la tête
des gens. On n’est jamais très sûr si le mot
inclut la France elle-même, ou s’il ne
s’applique pas uniquement aux pays où on parle
français à l’exception de la France. Cette
distance crée une situation extrêmement désagréable; on
a l’impression que la France est en train de se
constituer un empire. On a vu les Américains qui se sont
bien installés dans le monde, et maintenant ce serait au
tour de la France de s’organiser.
Officiellement, l’idée de départ était de
rassembler tout ce qui parle français sur la planète
pour faire face à l’anglophonie ou à
l’hispanophonie, qui sont des empires en train de
s’élever. Maintenant, les empires ne sont plus
économiques, ils sont linguistiques, on vise de grands
rassemblements.
Et les Chinois, alors!
Naturellement, il faut compter avec la Chine et son
milliard de sinophones. Nous vivons l’avènement de
l’empire du «phone», du son, du phonétique.
J’ai l’impression que ce n’est pas
très sérieux, tout cela, parce que la langue me paraît
un instrument de promotion, mais un instrument
seulement. J’ai le sentiment que, la France ne
pouvant plus être présente au travers de la planète,
elle espère s’arranger avec les petits pays
francophones pas très importants pour faire un chiffre,
pour pouvoir vendre les produits français un peu
partout, pour contrer la menace américaine.
La France lance des slogans comme «soyons fiers de
parler français» à des gens en train de crever. Pour
moi, c’est de la connerie, parce que l’homme
a toujours parlé. Que l’homme parle créole,
anglais, français, espagnol, chinois ou allemand, il se
débrouille toujours pour parler, pour faire du bien ou
du mal avec ce qu’il dit. Et moi, je suis prêt à
parler anglais, allemand, chinois ou yiddish demain
matin, si cela peut m’offrir une meilleure vie, à
moi, à mes amis, aux gens qui me sont proches et,
disons-le tout bonnement, à mon pays. D’ailleurs,
je suis prêt à accepter qu’Haïti,
et je le souhaite même ardemment, se place sous
la bannière américaine. Pour une fois, on serait du côté
des gagnants. On en a marre d’être toujours du
côté des perdants, de ceux qui nous disent: «Viens,
essayons de perdre ensemble», quand ils veulent tout
simplement ramasser les deux ou trois sous que nous
avons dans la poche. Haïti fait partie du continent
américain et on sent une charge émotionnelle, un
enthousiasme qui pourraient nous amener beaucoup plus
loin que notre situation actuelle. La France ne
s’occupe plus d’Haïti depuis très longtemps,
elle n’en a, avec raison, que pour ses territoires
outre-mer. Et comme nous ne nous sommes pas identifiés
aux Américains à travers notre Histoire, nous sommes
largués, il n’y a plus personne. Or, je crois
qu’un tout petit pays comme Haïti ne peut pas
rester tout seul, il faut s’amarrer. Et ce
n’est pas parce qu’on est pauvres
qu’on doit être de gauche, il faut s’amarrer
à un truc qui marche.
Au fond, ce que tu souhaiterais, c’est choisir
ton colonisateur!
Voilà. C’est comme pour le système de santé. Les
malades ont compris que la médecine est un business et
que, si on a de l’argent, on peut choisir son
médecin. Donc les malades choisissent leur médecin, à
qui ils obéissent aveuglément, et les colonisés doivent
choisir leur colonisateur. Et si j’ai à choisir
mon colonisateur, il y a de bonnes raisons pour que je
choisisse les États-Unis. D’abord, ils ont
beaucoup de choses à régler. Ils n’ont pas le
temps de venir vous faire de la propagande comme
c’était l’habitude de la France, qui
n’avait pas tellement de colonies, de choses
sérieuses à régler, et qui avait le temps
d’imprimer sa propagande dans le cerveau des gens.
Comme on ne compte pas beaucoup pour les Américains, qui
en ont déjà beaucoup sur les bras avec le reste de la
planète, on aura la paix.
Pour ta part, tu vis sur trois territoires
d’Amérique: le Québec, Haïti et les États-Unis,
plus précisément à Miami, magnifique ville que
j’ai découverte cette semaine. Finalement, tu es
un écrivain de quel pays?
Je suis un écrivain américain, de ce continent.
J’écris avec ce que je suis, avec mon sang, mon
esprit, mes émotions, mes voyages, mes amours, mes
détestations, et mes livres traversent ces trois pays
d’Amérique. J’ai l’habitude de dire
avec ironie que je suis un homme en trois morceaux. Très
vite, j’ai compris qu’il ne fallait surtout
pas avoir mon corps en Amérique et mon esprit toujours
en Europe, plus particulièrement en France. Bizarrement,
l’intelligentsia caraïbéenne francophone a
toujours vécu dans cette situation-là.
…C’est-à-dire la tête tournée vers la
France. Toi, tu es donc vraiment un enfant de
l’Amérique.
J’ai déterminé très tôt que c’était en
Amérique que je vivrais. C’est un continent neuf,
dont certains des habitants sont arrivés il y a à peine
300 ans – les Amérindiens sont là depuis plus
longtemps, bien sûr. Et ce continent à la fois neuf et
vieux me plaît. Je l’ai choisi avec ses défauts et
ses qualités. Naturellement, nous connaissons tous les
défauts des États-Unis, nous savons tous très bien que
l’idéal serait de ne pas être colonisés. Mais pour
cela il faut disposer d’une puissance financière
que ni moi ni Haïti n’avons. Il faut être puissant
pour imposer son art de vivre, il faut savoir tirer
l’argent de la poche des pauvres et, comme nous
n’avons pas de pauvres – nous sommes les
pauvres -, nous ne pouvons pas imposer notre art de
vivre.
La littérature haïtienne, par exemple, ne peut pas
s’imposer. Nous attendons, comme cela a toujours
été, que la France nous tende la main pour publier un
livre par génération chez Grasset, chez Gallimard ou au
Seuil. Moi, je me suis dit que j’allais vivre en
Amérique avec le peu que j’ai. Jamais mon argent
ne viendra de l’Europe. De toute façon, la France
garde son argent très précieusement,
elle ne vous envoie que des médailles, et je ne
veux pas vivre avec les médailles des autres. Or, le peu
que j’ai, l’Europe l’envie,
l’Europe m’envie de vivre en Amérique, de me
dire Américain. L’Europe envie l’Amérique,
pas forcément pour son argent, comme beaucoup le
croient, mais pour cette jeunesse, ces grands espaces,
ces gens qui, à peine mûris mais déjà pourris, rêvent
encore, pour cette pauvreté et cette richesse extrêmes.
L’Europe envie ce qui est encore en devenir en
Amérique, cette imperfection. En Amérique, les gens
n’ont pas encore tout à fait trouvé leur place,
alors qu’en France, chacun connaît depuis trois
siècles la place de chaque individu dans la société. Je
ne fais pas allusion ici au vieux mythe de l’American dream, mais à autre chose qui est encore flou en Amérique.
Donc toi, tu t’es tracé un magnifique triangle
entre le Québec, Haïti et la Floride. Tu jouis à la
fois du soleil…
… Un triangle que je me suis moi-même tracé parce
qu’on est responsable de sa vie. C’est pour
cela que je ne voulais absolument pas mettre mon destin
entre les mains de la francophonie, c’est-à-dire
de la France. La bannière de la francophonie est une
autre façon pour la France de diriger tout ce qui parle
français. Je n’ai même pas voulu y habiter pour
une raison très simple:
je pense qu’on ne doit jamais vivre dans un
pays qui vous a colonisé dans l’Histoire parce qu’alors on passe sa vie à être
paranoïaque, à se croire attaqué, et on ressasse un seul
débat, le débat racial, le débat de la colonisation. Au
Québec, pays qui lui-même a été colonisé, on vit avec
une vision très modeste de la vie – «nous sommes
nés pour un petit pain» -, ce qui me va très bien. Ils
sont blancs et je suis noir, quoique socialement
supérieur à eux et, quand je vais en Europe, on dit que
mon français est plus raffiné que le leur, donc nous
sommes à égalité. Ils sont blancs, ils ont un avantage
sur moi dans l’échelle des valeurs établies
occidentales, mais j’ai la langue française, et
puis j’ai une sorte de capacité de rêver, de me
croire supérieur parce que j’ai fait la guerre et
que je l’ai gagnée, c’est-à-dire Haïti, la
guerre de colonisation. On n’a pas obtenu notre
indépendance entre deux verres de rhum. Je ressens cette
fierté qui habite les Haïtiens depuis toujours. Pour
moi, le peuple québécois est à la mesure du peuple
haïtien.
Mais la francophonie n’est pas seulement le
cheval de bataille de la France. Le Québec aussi joue
beaucoup cette carte pour placer ses pions avec et à
côté de la France. Que penses-tu de cette situation
particulière?
Il faut dire que la propagande occidentale n’est
pas innocente. C’est tombé dans l’oreille de
certaines personnes qui ne sont pas sourdes au Québec,
qui se sont dit: «Mais après tout, nous sommes des
Blancs. Nous ne sommes pas des dieux comme les Français,
mais nous pouvons être des demi-dieux. On peut essayer,
nous aussi, en Amérique, de rassembler un petit empire
francophone». On sent cette velléité au Québec, quand on
entend, par exemple, que La Presse est le plus
vieux journal francophone d’Amérique – ce
qui est faux -, que le Québec est le seul peuple
francophone en Amérique. Cette façon d’occulter
l’Histoire des autres – celle d’Haïti,
de la Dominique, de la Guadeloupe, de la Martinique
– montre que, si on n’est pas très
vigilants, on va se retrouver avec un demi-colon en
Amérique.
Remarquez, c’est la même chose avec les Haïtiens:
il suffit de leur donner une position et ils se croient
les meilleurs Noirs au monde, donc ce sont des cons
aussi. En général, il suffit de donner aux humains la
possibilité de se placer, ou de se croire, dans une
situation d’autorité, et demain vous vous
retrouvez avec des colons. Je ne vois pas de structure
fondamentale qui empêcherait les Québécois ou les
Haïtiens de devenir des colons, et parmi les pires. On a
vu comment les Haïtiens se comportent en Haïti même, je
veux dire les hommes au pouvoir. Quant aux Québécois,
nous savons très bien comment ces gens, prêts à affirmer
«Nous sommes nés pour un petit pain», sont aussi les
mêmes qui nomment n’importe quel commerce
Le roi du rasoir. On sent une ambivalence.
Derrière toute manifestation de modestie, il y a une
vanité exceptionnelle.
Tu as été invité par le comité de la fête nationale
du Québec, c’est-à-dire le Mouvement national
des Québécois, à écrire un poème,
Le Québec, une histoire de cœur, qui va
d’ailleurs être mis en musique. Tu dis dans ce
poème quelque chose de très beau: «Il est naturel
d’aimer ce pays, même si nous ne partageons pas
les mêmes goûts, et la meilleure raison que nous avons
de le faire, c’est que nous sommes là ensemble
et que nous habitons la même maison et qu’à
force de nous côtoyer nous partagerons un jour la même
Histoire». C’est très fort, ce passage. Comment
expliques-tu que nous puissions un jour partager la
même Histoire?
Cela me semble tout naturel. Il suffit de vivre très
longtemps avec des gens, de façon individuelle ou
collective, pour qu’à un moment donné se tisse ce
qu’on appelle un passé, une Histoire. Et alors on
s’aperçoit que le besoin de consensus du début
n’est pas fondamental pour qu’on vive
ensemble. Les tout jeunes couples pensent que la moindre
divergence les mènera au divorce. Mais vient un temps où
ils se sont ajustés: madame a pris un amant, monsieur,
une maîtresse, et puis monsieur a une garçonnière,
madame a un compte de chèques secret. Les deux
s’ajustent pour conserver leur indépendance tout
en continuant à vivre en couple.
Dans le cas des peuples, c’est exactement la même
chose. Au départ, on voudrait que tous les immigrants
partagent à 100% ce que les gens qui vivent dans le pays
ne partagent même pas à 40%. Mais à un certain moment,
on comprend que les individus peuvent raisonnablement
avoir d’autres goûts, d’autres valeurs. Au
Québec, en ce moment, on voudrait que tout le monde soit
d’accord sur la langue, que chacun parle français
même dans la chambre à coucher, on voudrait que
tout le monde jure y être venu parce que c’est le
meilleur pays du monde. Avec le temps, le Québec, qui
n’est pas encore un vrai pays d’immigration,
va s’apercevoir que les gens peuvent immigrer en
raison d’intérêts très personnels, pour exploiter
le Québec, et puis rester ou repartir, continuer leur
périple dans le monde, mais qu’à force d’y
vivre, d’essayer de tirer les marrons du feu, ils
peuvent aussi finir par confondre leurs intérêts avec
ceux de la terre d’accueil. On ne peut pas
contrôler tout le monde. Un pays est composé de beaucoup
d’individus, de nombreux intérêts différents, et
on ne peut pas demander aux gens qui viennent
d’arriver d’être plus royalistes que le roi,
d’obéir instantanément à des règles qui ont été
mises en place justement parce qu’il y avait
transgression de la part des habitants même.
Par exemple, on a voulu protéger la langue française
parce que les Québécois de souche eux-mêmes parlaient
l’anglais, la langue du patron. Mais maintenant il
semble qu’on veuille presque ériger le français
contre les hordes d’immigrants. C’est vrai
qu’il faut des règles dans un pays – en
France, on parle français, en Espagne, on parle espagnol
– mais, en même temps, dans chaque pays on parle
toutes les langues du monde et on parle la langue du
pays, parce qu’on est à la fois des individualités
et une collectivité.
Tu parlais très joliment du couple tout à
l’heure. Et ton amante, c’est
l’Amérique?
Oui.
Mais tu trompes le Québec avec elle, alors?
Non, car quand je parle de l’Amérique, c’est
du continent américain dans son entier, pas des
États-Unis uniquement. Et le Québec se trouve en
Amérique.
Tu parles de l’Amérique face à l’Europe,
face à la France.
Voilà. Je veux toute la variété possible. Je rêve
d’aller en Amérique latine, d’y avoir une
maison, de partager le quotidien des gens, même si
c’est pour deux mois par an, pour «faire»
complètement le continent. Je connais l’Amérique
francophone du sud et du nord, c’est-à-dire les
Caraïbes et le Québec, et puis les États-Unis, mais il
me manque une ville d’Amérique latine, que ce soit
au Brésil, en Colombie ou au Chili, pour faire partie
complètement de ce continent que je rêve.
Par contre, quand je parle du colon riche qui domine le
monde et avec qui j’ai des affinités puisque nous
habitons et partageons le même continent, là je parle
des États-Unis. Il est naturel d’aimer le
continent où l’on vit et d’avoir des alliés
sur ce continent. Puisque je partage la même flore, la
même faune avec les États-Unis d’Amérique et
d’autres pays de ce continent, ce sont mes alliés
naturels.
Pour revenir à la francophonie, qu’est-ce que
tu aimerais ajouter?
J’aimerais ajouter que j’ai pour principe de
ne jamais soustraire, mais plutôt d’additionner.
Je ne suis pas en train de soustraire la France de mon
esprit, ni la Suisse, ni la Belgique, ni
l’Algérie, ni le Sénégal, ni Haïti, ni la
Martinique, ni la Guadeloupe. Il faudrait être con,
après avoir passé toute ma vie dans cette culture, et
avec l’héritage de mes ancêtres, pour
l’éliminer. Ce n’est pas ainsi que les
colons procèdent, eux qui additionnent les colonies. Moi
aussi, je vais additionner.
J’additionne la France et la Suisse, qui
m’ont donné Voltaire, que j’adore, Diderot
– Le neveu de Rameau est un des grands
livres de ma vie -, ainsi que tous ces livres étrangers
traduits en français, qui m’ont permis de
connaître des écrivains du monde entier. Haïti ne
m’aurait pas donné cela. Il faut un pays riche
pour mettre à disposition toute cette culture. Je
pourrais aussi mentionner toute cette musique
internationale acquise par le réseau français.
Toutes ces choses sont presque consubstantielles à moi,
et c’est le bagage que j’apporte en
Amérique. Je n’arrive pas vierge face aux
États-Unis. Parfois, on me demande de rédiger des
articles ou des critiques de livres pour le
Los Angeles Times. Je les fais dans une langue
proche du rap américain, mais en parlant de Voltaire, de
Diderot, de Dante, d’écrivains européens. Les gens
sont complètement éberlués parce qu’ils voient un
type qui se présente comme un Haïtien ou un Américain
noir, qui utilise le langage rap – dans leur tête,
un ignorant de talent -, mais ce type parle de
L’enfer de Dante, de
L’Éducation sentimentale de Flaubert,
compare tous ces livres. Et moi, je veux les éberluer.
Les propos que je tiens par rapport à la francophonie
valent aussi pour l’Amérique. Je me sers alors de
la France contre l’Amérique, en lui montrant ce
raffinement culturel qui me vient de la France, cette
ouverture sur le monde interdits aux Noirs enfermés dans
les ghettos.
C’est l’argent qui occasionne cela. Si vous
habitez un quartier riche, vous avez une très bonne
bibliothèque, des librairies luxueuses mais, si vous
habitez dans un ghetto, vous allez lire uniquement
Danielle Steel, le dernier best-seller, et vous allez
regarder une télé complètement vulgaire et manger
uniquement au McDonald. Alors qu’à Paris, grâce à
la vision propagandiste de la France, on peut circuler
dans la culture dans n’importe quel quartier.
C’est ce que je montre à l’Amérique. Quand
ils croient avoir devant eux un pauvre petit nègre, je
commence à leur parler de Nietzsche, de Goethe ou de
Voltaire, et ils ont les yeux écarquillés. Cette
culture, je l’ai reçue de la France. Je suis un
petit communard qui est en train de se sauver,
littéralement, avec la caisse du patron.
Qu’est-ce qu’un colonisateur? C’est
quelqu’un qui arrive dans un pays et qui commence
par monter les gens les uns contre les autres –
«diviser pour régner», c’est dans Machiavel. Moi,
je mange à tous les râteliers. Je suis bien prêt à faire
de la propagande pour la France mais, si elle ne
débourse pas d’argent, elle ne m’aura pas.
Les États-Unis m’ont appris à parler avec
l’argent. Je mêle l’argent et la culture, ce
qui impressionne beaucoup les Français qui nous ont
appris que la culture valait mieux que tout le
reste… et que l’argent était bien mieux dans
les poches des aristocrates et des bourgeois.
Tu as huit livres à ton actif, sans compter tes
activités journalistiques. Qu’est-ce
qu’écrire pour toi, Dany?
Est-ce qu’on sait seulement ce qu’est
l’écriture? C’est un peu comme ce que
j’avais entendu dire à propos des camps de
concentration, qu’il n’y avait pas de
stratégie pour survivre, que les gens qui avaient
élaboré des plans de survie extraordinaires avaient été
tués, alors que d’autres avaient survécu.
Quand je suis arrivé à Montréal, j’avais
l’impression, puisque je ne voulais plus aller à
l’université, qu’il n’y avait pas de
possibilité pour moi de vivre le genre de vie que je
voulais et d’être indépendant. Quand on n’a
pas fait l’université, qu’on n’a pas
de travail, pas de parrain, qu’il n’y a pas
de mafia à notre disposition, on est un immigrant pauvre
dans un pays pauvre. Il faut donc exploiter la seule
chose qu’on sache faire et, dans mon cas,
c’était écrire. J’avais quand même derrière
moi quelques années de journalisme à Port-au-Prince, et
j’avais surtout toutes ces années de lecture,
ainsi que l’idée d’être écrivain. Ce
n’est pas parce qu’on lit qu’on écrit.
Il faut lire en fonction d’écrire pour être un
écrivain et moi, j’avais toujours lu en fonction
d’écrire un jour quelque part. J’avais
toujours causé d’égal à égal avec les écrivains,
même les grands.
Mais il faut pour écrire une grande concentration, une
grande discipline que je n’avais pas à cette
époque. Donc j’ai commencé très lentement à
travailler et, au fur et à mesure, la passion
m’est venue. Les jours, les années ont passé, les
livres se sont accumulés, et j’ai compris que
j’étais entré dans une histoire très longue et
très intéressante.
Par ailleurs, l’écriture, sur un plan plus
pratique, m’a littéralement sauvé la vie. Je
travaillais en usine dans un pays où il y a quand même
six mois d’hiver; je détestais l’hiver,
l’usine, j’étais malheureux, la mauvaise
part en moi commençait à surnager. Quand j’écris,
je suis heureux, je redeviens l’être idéal que je
porte en moi. C’est une très grande école morale.
Je te connais depuis des siècles et je dois dire que
je ne t’ai jamais vu en colère. Tu es toujours
heureux, souriant, plein de vie, avenant, avec une
bonne idée, un propos magique que tu transmets aux
autres. C’est donc l’écriture qui te rend
de bonne humeur?
Je suis né comme cela. Henry Miller disait qu’il
était né riant. Je suis né riant. Il y a des gens qui
sont nés pour le bonheur et d’autres pour le
malheur, et cela donne de très grands artistes dans les
deux cas. Il y a la lune et il y a le soleil; je suis du
soleil, je ne suis pas du tout lunaire. Même mes rages
sont ensoleillées. Je suis très en colère dans certains
de mes écrits, mais je temporise grâce à l’humour
ou, quand je ne veux pas temporiser du tout, il y a un
aspect solaire dans ma nature profonde qui fait que le
lecteur a plaisir à lire cette colère. Je ne suis pas un
angoissé.
Comment est-ce que tu écris, avec un stylo
Mont-Blanc, un crayon à mine, une vieille machine à
dactylographier, ou avec le dernier ordinateur à la
mode?
Sur le plan métaphorique, je te répondrai que je
n’écris pas avec un stylo ou avec un ordinateur,
mais avec mon sexe.
Il y a une scène dans un de mes livres,
L’odeur du café, où de tout jeunes garçons
qui se trouvent dans une école un samedi, dans une
petite ville d’Haïti, discutent à propos de ce
qu’est l’acte sexuel. L’un dit à
l’autre, en trempant son pénis dans de
l’encre violette: «C’est comme ça à
l’intérieur des femmes, c’est liquide et
c’est coloré et tu trempes». Un jour, on m’a
dit que j’écrivais beaucoup de livres qui parlent
de sexe et que ma plume, c’était mon pénis, et
j’ai trouvé cela joli, bien que j’aie aussi
écrit beaucoup de livres où il ne s’agit pas de
sexe. Donc voilà, j’écris au pénis.
Je ne m’attendais pas à cette réponse. Je
croyais que, pour me narguer, tu m’aurais dit:
«J’ai le dernier Macintosh à la mode comme toi,
Ghila!» Mais dis-moi, comment se déroule une journée
de Dany Laferrière à la maison, à Miami?
Thomas Mann a dit quelque chose qui m’a beaucoup
impressionné tout jeune. Il a dit: «Pour écrire une
œuvre révolutionnaire, il faut mener une vie
bourgeoise». Alors ma vie, je la mène très
bourgeoisement, je fais des choses extrêmement réglées
sans l’être.
Ce sont des rituels.
Voilà. Je me lève, je m’occupe des enfants, je les
emmène à l’école. Après, je marche autour du lac
tout près de chez moi, pendant une heure, une heure et
demie, en pensant à ce que je vais écrire et à toutes
sortes d’autres choses, je me laisse aller et mon
esprit vagabonde. Comme disait Diderot dans
Le neveu de Rameau: «Mes pensées sont mes
catins». Je reviens donc à la maison avec l’idéal
grec, c’est-à-dire un esprit sain dans un corps
sain. Puis je prends une douche et je me mets à ma table
de travail dans la bibliothèque. J’ai une
bouteille de rhum Barbancourt. Je ne suis pas un buveur,
mais il m’arrive de boire un petit coup quand je
commence à m’endormir, pour me réveiller
l’esprit et les sens. Je mets de la musique
haïtienne et je prends un petit Barbancourt. Cela
n’a aucune incidence, au fond.
C’est pour te faire plaisir.
Pour me faire plaisir, oui. Après, je vais chercher les
enfants. Je fais à manger, je m’occupe de leurs
devoirs et, ensuite, Maggie, ma femme, arrive. On mange
et elle prend la relève. Moi, je continue à écrire.
Et c’est ainsi que tu nous offres un livre par
an.
Le soir, quand j’ai fini d’écrire, je
regarde un peu la télévision avec ma femme, je cause de
la journée et je vais dans mon bain. Je prends des
livres et, alors, je change de chapeau, je deviens un
lecteur, la partie que j’aime le plus.
Je dois dire, pour avoir exploré les lieux pendant
une douzaine de jours, que tu as une bibliothèque très
riche, très cosmopolite.
Ce n’est pas vraiment une bibliothèque typique
haïtienne avec beaucoup de livres français. Ces derniers
occupent peut-être un dixième de ma bibliothèque, sauf
les classiques. J’ai beaucoup de livres japonais,
allemands, sud-américains, américains –
j’aime beaucoup cette littérature. Je ne pense pas
avoir un seul livre des jeunes écrivains français des 20
dernières années. Je ne les trouve pas très bons.
Peut-être aurais-je pu trouver ces livres extrêmement
bons si la France avait un pouvoir économique et
qu’elle en avait fait une meilleure promotion,
comme elle l’a fait pour les trois générations
précédentes, de Flaubert à Malraux. À cette époque, la
France avait encore des colonies qui lui obéissaient
aveuglément et des sous pour faire de la propagande
culturelle, donc elle nous a fait aimer sa littérature,
au point de penser qu’il n’y avait que la
littérature française au monde. Il y a 50 ans, si vous
aviez demandé à n’importe quel intellectuel
haïtien de vous nommer les dix écrivains majeurs du
monde, huit auraient été français. Si on me posait la
question aujourd’hui, je dirais peut-être un.
Le pire, c’est qu’il existe de très
intéressants jeunes écrivains français mais, pour
s’imposer, il ne faut pas seulement du talent, il
faut des canons et de l’argent. Cela explique
quelle est la situation réelle de l’art, de la
culture. Il n’y a plus d’argent, donc plus
de propagande. Le ministère de la Culture n’est
plus ce qu’il était en France. Moi qui vis aux
États-Unis, je peux dire que le seul écrivain français
que j’aie vu dans les librairies, c’est
Marguerite Duras – et encore, avec un seul livre,
L’Amant. Donc je ne peux pas être plus
royaliste que le roi.
Chaque fois que tu sors un livre, la critique
montréalaise, donc québécoise, t’encense, tu es
très choyé. Est-ce qu’au moins cette critique
littéraire t’enrichit?
Ce que je vais dire va paraître très vaniteux, mais non,
la critique littéraire ne m’enrichit pas, ou très
rarement – quelquefois, un commentaire peut
m’éveiller. Je ne veux pas dire qu’elle
n’est pas bonne, mais je suis très volontariste:
j’ai une œuvre en tête depuis très longtemps, je
n’écris pas au gré du vent, je sais très bien ce
qui va se passer, ce qui vient après. Si la critique,
par exemple, s’étonne que je n’aie jamais
parlé de mon père ou d’hommes dans mes livres, je
sais très bien, moi, que ce livre-là n’est pas
encore paru, il est dans ma tête. Par contre,
j’attends avec intérêt la critique universitaire,
qui a plus de temps pour aller au fond des choses
– lorsque je serai, peut-être, un écrivain plus
connu. Jusqu’à présent, ce qui se présente,
c’est une critique sympathisante,
d’ambiance, qui me donne le pouls, mais
j’aurais pu écrire mes livres même s’ils
avaient été mal reçus. Cela ne veut pas dire que la
critique ne comprend pas mes livres, c’est
simplement qu’elle ne dispose pas de toutes les
clés culturelles et, aussi, qu’il faudrait
attendre la fin du cycle pour juger si le projet valait
la peine ou pas.
Quand tu as écrit ton premier livre,
Comment faire l’amour avec un nègre sans se
fatiguer,
est-ce que tu avais déjà en tête ce projet magnifique
d’autobiographie américaine en dix livres,
intégrant un quintette des sens et un quatuor des
couleurs?
Non, je n’avais pas ce projet en tête à cette
époque, je l’avais dans le corps. Je savais que
j’allais écrire un livre, un jour, sur ma
grand-mère, mais c’est à
L’odeur du café que le projet s’est
imposé complètement. Ce que j’avais en tête,
c’était autre chose, c’était faire un livre
comme
Comment faire l’amour avec un nègre, sans
les sempiternels thèmes haïtiens: la politique, la lutte
des classes, la dictature. J’avais mis beaucoup de
sexe, par exemple, parce que les Haïtiens n’en
mettent pas dans leurs livres. De même, les Haïtiens
peuvent vivre 40 ans dans un autre pays sans jamais
écrire une ligne sur ce pays. Mon livre à moi se passait
à Montréal, et les deux personnages étaient des
musulmans dont on ne savait pas très bien de quel pays
ils venaient.
Donc j’avais fait tout ce qu’il ne fallait
pas faire, c’était une fable contre toutes les
autres. J’avais écrit ce livre pour me débarrasser
de cette haïtianité et de cette francophonie; parmi les
écrivains que je citais, pas un, à part Diderot, je
crois, n’était français. Je vivais dans une toute
petite chambre et j’écoutais du jazz, les auteurs
que j’avais chez moi étaient américains,
sud-américains, Borges, naturellement, en tête,
Gombrowicz, qui a beaucoup vécu en Amérique latine,
Miller surtout, Hemingway… C’était un peu
l’américanité qui prenait sa place dans mon
œuvre.
Mon deuxième livre, Eroshima, se passait à
Montréal, mais concernait plutôt des Asiatiques.
J’étais allé encore plus loin dans ce que les
Haïtiens ne font jamais, puisque le personnage central
était une Japonaise. C’est quand j’étais en
train d’écrire L’odeur du café, mon
troisième livre, que j’ai eu l’illumination
de ce projet de grande fresque américaine. Les Caraïbes
sont alors entrées en jeu en tant qu’élément du
continent américain. Aucun écrivain canadien, québécois
ou américain n’a écrit une telle œuvre, où les
personnages ne font pas que traverser le continent, mais
le vivent littéralement.
Comment faire l’amour est lié au Québec,
c’est une description de Montréal; l’action
ne pourrait pas se passer en Haïti. Mais
L’odeur du café ne pourrait pas se passer à
Montréal, ni à New York. Et
Cette grenade dans la main du jeune nègre, avec
l’interview de Spike Lee, c’est une
description des États-Unis qu’on ne pourrait pas
situer ailleurs en Amérique. Donc ce sont des éléments
chaque fois consubstantiels, de la région, du lieu, de
la mentalité des gens. Je suis plus américain que les
États-Unisiens.
Aujourd’hui, il ne reste plus que deux livres à
venir, c’est-à-dire
L’œil du cyclone, qui traite en quelque
sorte de la vue, et
Le cri des oiseaux fous, qui va parler de
l’ouïe. Ton grand projet américain sera donc
terminé. Par ailleurs, à Montréal, 17 jeunes
personnes, principalement des femmes, travaillent sur
des maîtrises ou des thèses de doctorat, à
l’UQAM, à l’Université de Montréal, à
Concordia et à McGill, traitant toujours des mêmes
questions, à savoir l’exil et l’errance.
Comment aimerais-tu être lu, en dehors de ces
thèmes?
Je ne connais pas tous les étudiants qui font des thèses
sur mes livres, mais j’en ai rencontré beaucoup
qui s’y attardaient pour rédiger des devoirs de
classe à l’université. Je dois dire que,
jusqu’à présent, c’est plutôt décevant.
C’est toujours les mêmes thèmes. Une thèse,
généralement, se doit d’être une étude pointue. On
choisit un angle et on y va à fond, verticalement et non
horizontalement.
Ils choisissent le thème du sexe et je ne suis alors à
leurs yeux qu’un auteur porno: tout est sexe. Ou
ils choisissent l’exil, et prennent des livres
comme
Chronique de la dérive douce, Pays sans chapeau, et là je suis en exil tout le temps. Ou encore
l’urbanité – Cette grenade,
Comment faire l’amour , Eroshima...
Là, je deviens un urbain terrible. J’ai aussi
entendu dire que je suis un écrivain de la paysannerie
haïtienne, à cause de L’odeur du café, et
de la contemporanéité, à cause du
Goût des jeunes filles. Chaque fois, ils éliminent tous les autres plans,
niant l’observateur social original que je suis.
Ils peuvent facilement éliminer quatre livres sur huit
en disant qu’ils sont fortuits.
C’est surtout que c’est très traditionnel comme analyse. On dirait qu’il faut s’en tenir à une série de thèmes spécifiques aux écrivains du Tiers-Monde: l’errance, la dictature, l’engagement social, les voyages, l’exil. Ce n’est pas sur moi qu’on fait la thèse, mais sur l’exil. Et comme j’ai quand même pas mal écrit, par chance pour eux, il se trouve toujours des passages dans mes livres où les personnages affirment des choses extrêmement catégoriques, donc c’est très facile de trouver des citations qui concordent avec leur objet de recherche.
Non, je n’ai pas vu jusqu’à présent de thèse qui m’a emballé. J’attends qu’on me prenne pour un écrivain, pas seulement pour un objet de comparaison avec des écrivains antillais, Chamoiseau que je connais à peine, que je lis encore moins, Confiant ou même Depestre. Je n’ai rien à voir avec eux, absolument rien. Pourquoi ne pas comparer la vision du monde de jeunes écrivains qui ont vraiment des choses en commun, sans égard à leur pays d’origine?
Quand tu es un écrivain immigrant, il suffit que n’importe quel auteur de ton pays écrive un seul livre pour que vous vous retrouviez face à face. Il faut toujours qu’on te compare. Toutes proportions gardées, c’est comme si, aux États-Unis ou en Espagne, on devait absolument comparer Diderot avec Victor Hugo ou n’importe quel écrivain français de la région qui prend la plume.
Je ne suis pas le plus grand écrivain du monde, loin de là, mais je sais exactement ce que je suis. Je ne suis pas un écrivain débutant. J’ai une vision du monde très claire, je connais très bien mes limites du point de vue de l’exécution et de la mise en place de cette vision du monde et je n’essaie pas de les dépasser, pas par manque d’ambition, mais parce que mes ambitions sont ailleurs, c’est-à-dire réussir dans les limites que je me suis construites. Mes ambitions visent la discipline beaucoup plus que le chef-d’œuvre. Contrairement à beaucoup de mes compatriotes, qui vivent dans l’attente du chef-d’œuvre et rêvent qu’on les compare à Victor Hugo, je sais très bien que je suis un jeune écrivain de cette fin de siècle, à la fois de Miami, de Montréal et de Port-au-Prince. J’essaie de raconter ce qui se passe autour de moi le mieux possible, conscient que, dans 20 ans, cette œuvre sera peut-être devenue poussière, ou au contraire servira à des jeunes gens pour essayer de comprendre notre époque. Je n’essaie pas du tout de me comparer avec Goethe, qui a prouvé tout ce qu’il avait à prouver, ni avec Flaubert. Je veux être comparé à des écrivains de mon époque, de mon âge, mais de tous les pays du monde. Je suis l’égal de tous les écrivains de 40 ans, qu’ils soient de New York, d’Allemagne ou de France. Les grands écrivains ont prouvé qu’ils l’étaient parce qu’ils sont restés. On commencera à voir dans 50 ans, peut-être, si moi, j’en suis un.
Le texte ci-dessus, « Dany Laferrière: de la Francophonie et autres considérations… », a paru pour la première fois dans la Tribune Juive, volume 16 numéro 5 (août 1999), pp. 8-16. Il est republié sur Île en île avec la permission de Ghila Sroka et de la Tribune Juive, magazine interculturel (Montréal).
Par la suite, il est remanié et publié sous le titre, « Le cri des oiseaux fous » dans Conversations avec Dany Laferrière. Interviews de Ghila Sroka. Montréal: La Parole Métèque, 2010, pages 107-123.
© 1999 Ghila Sroka et la Tribune Juive; © 2000 Île en île
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