Frédéric Ohlen, La Voie solaire

(extraits)

Îles ! Terres fastueuses
Que nos hordes quittèrent
À bord de leurs vaisseaux d’acier

[…]

Îles ! Ô mes lointaines
Thébaïdes
Dans l’inertie des sanctuaires

Où les oiseaux marchent et aboient
Où les vaches au fond des lagunes
Se font femmes et sirènes

Où l’on troquait jadis
La chair humaine
Le santal

En monnaie de miroir
Ou de perles
En poils de vampire

Îles ! Terres heureuses
Verte gangue de ciels clairs
Et d’eaux claires

D’où nous partîmes
Avec nos cargaisons de mangues
Et de rires

Laissant l’enfance
Au jardin des fougères
Dans son corset de mauves et d’oubli

[…]

* * *

[…]

Vers quel ovule
Dans le ciel vague
Un cerf-volant

*

Récompense du col
Le vent dans ta crinière
Et la mer dans mes mains

*

[…]

Sous la couverture des dimanches
J’écoute
L’agonie du goret

*

[…]

Sursaut de l’enfant
Terrifié
Enfermé dehors !

*

[…]

Instants qui passent
Plus vite que le vent
Desseins qui s’effacent

*

Chanson
Écoute encore le son
Du temps d’avant les hommes

*

Demain n’est plus qu’hier
Nous ne sommes qu’un air
Qui passe et se souvient

* * *

Si bête le cafard
De ne plus savoir
Qu’il peut voler

*

Vitreux l’œil du poney
D’avoir bonbon d’or
Gobé la guêpe

*

Perle et papier
Entre ses pattes l’araignée porte
L’Éternité

*

Au fond du seau
L’ophiure
Enfant des nébuleuses

*

Catastrophe aérienne
Bilan : un mort
Un moucheron s’est noyé au cœur d’un arum

[…] 

* * *

Poussin
Soleil humide
Né d’une lune

*

Fixant l’étoile
Il songe à qui le songe
À l’autre bout du silence

*

Pleine lune
Une poule est morte
De honte

*

La prochaine auberge ?
Tout droit pendant
Un million d’années

* * *

L’Orateur

Je suis l’homme
Des longues palabres
Près du feu
Je sais l’histoire
De mon peuple
Aux chants d’ombre
Et d’ambre

Je sais le nom
Du père du père
De tes aïeux
Et les sagas guerrières
Des hautes dynasties
Je sais le sort
Des tribus perdues

La généalogie des clans
Obscurs
Et bien des vocables
Encore
D’îles
Ou d’hommes
Engloutis

Je suis la mémoire
Je sais les chemins
Non pas ces routes
Que taillèrent les machines
Ni même les sentiers
À demi effacés
Où dormaient nos empreintes

Mais ceux qui sinuent encore
Dans nos cerveaux
N’attends pas que je dise
Ou révise mon pas
Le nom qui nomme
Ordonne aussi
Toute parole trahit

Dans le silence
D’un geste
Guette le signe
Et te méfie
De l’œil
Qui soupèse
De l’esprit qui nie

* * *

Le Cheval de vent

J’ai l’odeur âcre de la sueur
Sur ma langue un goût de cuivre
De corne brûlée
Mes mains aux ongles noirs
Ont le lustre éteint des vieilles selles
Des crosses polies
Par les galops et les guets

Sous ma visière de cuir
Mon regard de centaure
S’emplit de terres ocres
De combes de brume
De plaines à cerfs et d’essarts
Que mon esprit parcourt et couvre
D’un amour jaloux

Je suis l’homme des longues chasses
Dans l’herbe-paille des montagnes
À l’heure où l’aube écarte
Les ailes de la nuit
J’aime à sentir le sol
Son haleine de fauve
Safran et menthe

Puis le soir sous les tôles tiédies
De la maison qui veille
J’écoute et rumine en moi
Comme une voix ancienne
Remontant ma mémoire
Les mâles et monotones
Clameurs de la mer

[…]

* * *

Scherzo

À vau-la vie
Sur la dépouille
Rouillée des fanfares
Brise les heaumes du savoir
Et va nu dans le vent

[…]

Lampyre de la nuit

[…]

Ta joie ne convole pas en noces éphémères
Ton bonheur n’est plus dans les irisations
Stériles de la surface

Ni l’écume précaire des tempêtes
Mais dans l’obscurité nuptiale des abysses
Fleur d’ambre au front des grands cétacés de la nuit

[…]

* * *

L’Alphée

Enfant je ne suis pas le juge
Ni le croque-mitaine
Car je hais poucettes et menottes
Enfant je ne suis pas soldat
Ni amiral ni galopin à pompon

Je ne suis pas l’homme des schismes
Insecte en isme et en sectes
Ni jeteur d’anathèmes
Car je sais que toute chair est même

Je suis plutôt ton ombre qui s’allonge
La nuit ce train qui part
Ce volet qui bat

Je suis le songe qu’on oublie
Sitôt la chandelle morte

Le fol qui ne trouve pas le sang joli

Je suis le Kurde las
Du gaz et du phosphore
Le noyé ballonné qu’on filme
Le thaï boiteux qui supplie
Enfant je suis le cri

Le gosse pendu à l’esse
Celui qui prie
Sans doigts ni voix
Sous un acacia de Syrie

La peur au creux des lombes
Je suis l’aube
Sous le bâillon

Les monts pesants
Et les cachots rient

Les généraux ont des cheveux blancs

Pour toi j’écris
Sur les murs gris d’un hôpital à Tripoli
Sur la blessure et la faim
Sur la soif qui demeure
Sur les purs rayons de ma lampe
Le chant qui vaincra la nuit

[…]


La Voie solaire, par Frédéric Ohlen, est un recueil regroupant cinq « livres » écrits de 1982 à 1989 : La Maison au bord du monde ; Sang d’encre ; Ode à Edo ; Le Letchi et l’Argile et Le Cœur goéland. Publié pour la première fois à Paris aux éditions Guy Chambelland en 1996, les extraits offerts par l’auteur aux lecteurs d’Île en île se trouvent sur les pages suivantes : 1.) Chant 3, Colchides, in La Maison au bord du monde, pages 24-25, 2.) Instants, in Ode à Edo, pages 42-46 ; 3.) Pestes, in Ode à Edo, pages 48-49 ; 4.) Luminaires, in Ode à Edo, pages 54-55 ; 5.) « L’Orateur », in Le Letchi et l’Argile, pages 59-60 ; 6.) « Le Cheval de vent », in Le Letchi et l’Argile, pages 75-76 ; 7.) « Scherzo », in Sang d’encre, page 79 ; 8.) « Lampyre de la nuit », in Sang d’encre, page 89 ; et 9.) « L’Alphée », in Le Cœur goéland, pages 99-101.

© 1996 Frédéric Ohlen


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mis en ligne : 10 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020