Andrés de Urdaneta, le moine navigateur

par Annie Baert

Andrés de Urdaneta (1508-1568), né au Pays Basque et injustement méconnu, fut un grand marin grâce à qui le Pacifique devint pour un temps un «lac espagnol»

Son premier voyage, un tour du monde de onze ans

Il avait sans doute fait quelques études de philosophie et de théologie mais, en 1525, âgé de 17 ans, il s’embarqua comme soldat dans l’expédition de García Jofre de Loaísa, qui allait aux îles Moluques. Malgré sa jeunesse, il se vit confier de grandes responsabilités, comme la recherche des survivants d’un navire naufragé sur les rives du détroit de Magellan, réalisée avec succès. Aux Moluques, il remplit des fonctions militaires, navales, administratives et diplomatiques, selon les circonstances, jusqu’à la cession de l’archipel au Portugal par Charles Quint, en 1529. Il ne put quitter ces îles qu’en 1535, en passant par l’Océan Indien, et parvint à Madrid en 1536, onze ans après son départ. Le Conseil des Indes, qui le jugea «savant et capable d’expliquer ce qu’il avait vu», lui fit rédiger un récit de l’expédition et lui promit une récompense, qu’il ne reçut cependant jamais.

Au Mexique

Il partit deux ans plus tard pour l’Amérique et, en 1541, participa «avec ses armes et ses chevaux», dit un chroniqueur, à la lutte contre les Indiens chichimèques soulevés en Nouvelle-Galice (au nord-ouest du Mexique), à la suite de quoi, le vice-roi, Antonio de Mendoza, le nomma gouverneur d’une partie de cette région. En 1547, il fut désigné comme amiral d’une expédition destinée à secourir l’autorité espagnole mise à mal par les guerres civiles au Pérou, mais la défaite des rebelles annula le départ des navires, et il n’exerça donc pas cette nouvelle fonction.

Sa vie sembla alors prendre une autre orientation: en 1552, à l’âge de 44 ans, il entra comme novice au couvent mexicain de Saint-Augustin et prononça ses voeux en 1553. Cela n’empêcha pourtant pas l’administration espagnole de le consulter sur différents problèmes et, en particulier, sur une question encore non résolue, celle du tornaviaje, la route à suivre pour revenir au Mexique depuis l’autre extrémité du Pacifique.

Entre 1522 et 1545, il y avait eu au moins six tentatives de retour, qui s’étaient toutes soldées par un échec au plan maritime, sans parler des nombreuses pertes humaines, au point que Ruy López de Villalobos, responsable des deux dernières, avait écrit à Charles Quint, peu de temps avant de mourir, qu’il fallait y renoncer.

L’explication de ces drames se trouve à la fois dans le régime des vents et dans les capacités nautiques des navires du XVIe siècle. Les alizés soufflant de l’est, la traversée du Mexique vers les Philippines ou vers les Moluques se faisait d’est en ouest, «vent arrière», sans difficulté majeure – bien qu’elle ne fut jamais une promenade de santé. En revanche, lorsqu’il s’agissait de mettre le cap à l’est, il aurait fallu naviguer contre ces alizés, ce que même des bateaux d’aujourd’hui ont parfois du mal à faire. Il va sans dire que ceux de l’époque en étaient totalement incapables.

La réussite d’Urdaneta

Urdaneta, persuadé que ce retour était possible, déclara qu’il saurait bien «faire revenir [de ces îles] non pas un navire, mais une charrette»: le vice-roi, Luis de Velasco, en informa aussitôt son souverain, Philippe II, pour qui «le trajet de l’aller [était] bien connu et se [faisait] rapidement, mais il [était] urgent de trouver la route du retour». En 1559, celui-ci écrivit à Urdaneta, au nom de son expérience des Moluques, dont il avait pu étudier le climat, et de ses connaissances géographiques et nautiques, le priant de participer à l’expédition que préparait Velasco vers les Philippines.

Le vieux moine accepta, «bien que [son] grand âge et [sa] faible santé [lui] conseillent de passer dans la quiétude ce qu’il [lui]restait à vivre»: en novembre 1564, il embarqua sur une flotte commandée par Miguel López de Legazpi, jusqu’à Cébu – où fut retrouvée la statuette de l’Enfant Jésus que Magellan avait offerte au roi Humabón en avril 1521.

Sa véritable mission commença le 1er juin 1565, vingt ans après le conseil de Villalobos de renoncer pour toujours à cette idée, sur La Capitane, un bon navire de 500 tonneaux nommé le San Pedro, «bien pourvu en vivres et qui embarqua environ 200 marins et dix soldats», selon une relation de Legazpi. Il détermina son cap sans hésiter: comme il n’était pas question de remonter l’alizé, il fallait aller jusqu’aux environs des 40° nord, chercher les grands vents d’ouest qui règnent dans les hautes latitudes et qui le pousseraient, «vent arrière», vers les côtes américaines. Pour cela, il convenait d’abord de gagner les parages des îles Mariannes en profitant des vents de sud-ouest que donne la mousson d’été – c’est pourquoi il estima qu’il était préférable d’appareiller entre le début du mois de juin et la mi-juillet.

C’est pourtant ce qu’avaient tenté ses prédécesseurs, en se basant logiquement sur ce qu’ils connaissaient des vents de l’Atlantique. En 1522, Gómez de Espinosa avait insisté pendant six mois, atteignant 42° nord. Là, une forte tempête, qui mit son navire en grand danger, l’avait contraint à faire demi-tour, ayant perdu 32 de ses 50 compagnons. Alvaro de Saavedra avait fait une première tentative en 1528 mais, au bout de cinq mois, n’était arrivé qu’aux Mariannes. Il avait recommencé l’année suivante, mettant huit mois pour monter jusqu’à 31° nord, sans trouver de vent favorable: après sa mort, ses compagnons avaient renoncé. En 1543, Bernardo de la Torre avait lutté pendant trois mois, atteignant les 30° nord, mais les conditions de vent et de mer lui firent rebrousser chemin. Malgré leurs échecs, il faut reconnaître à ces marins deux grandes qualités: leur intuition était bonne et leur opiniâtreté digne d’admiration. Si aucun d’entre eux ne réussit à trouver les vents d’ouest, c’est qu’ils manquèrent de chance – facteur essentiel en mer – et que le froid et le manque de nourriture les mettaient à bout de forces, et le découragement faisait alors son oeuvre.

Le San Pedro partit donc de Cébu, mit une dizaine de jours à sortit du labyrinthe philippin, puis fit du nord-est pendant deux mois, jusqu’à la latitude maximum de 39° 30′, ne parcourant parfois que 40 milles (74 km) en 24 heures. Le mois d’août fut marqué par des vents changeants, et des zigzags sur la carte, le navire perdant de la latitude, puis la regagnant. En septembre, Urdaneta put mettre le cap au sud-est et aperçut une des îles situées face à Los Angeles, qu’il baptisa alors La Deseada («La Désirée», bien nommée): il longea alors la côte, et jeta enfin l’ancre à Acapulco le 8 octobre 1565, après une odyssée de plus de 4 mois. Il avait vu la mort de 16 de ses compagnons, dont son chef-pilote, Esteban Rodríguez, décédé deux semaines avant la fin du voyage et, selon son second, «il n’y avait plus à bord qu’une quinzaine d’hommes valides, car tous les autres étaient malades». Bien que la question de la longitude fût encore très délicate à cette époque, il faut relever que les estimations d’Urdaneta ne montrent qu’une erreur de 200 milles pour une traversée – en ligne droite – de 7800 milles, environ 2,5 % de la distance totale, ce qui constitue une autre belle prouesse.

En compagnie du fils de Legazpi, il alla en Espagne rendre compte du succès de sa mission à Philippe II, qui le reçut à deux reprises, puis repartit sans tarder au Mexique, vivre «dans la contemplation, la pauvreté, la patience, l’obéissance et l’humilité» jusqu’à sa mort, survenue le 3 juin 1568.

Sa renommée fut immédiate: Legazpi écrivit de lui qu’il «avait éclairé son expédition, tant sur le plan spirituel que temporel», et les historiens considèrent que c’est son exploit qui ouvrit la voie aux explorateurs du Pacifique, et à une relation commerciale d’une durée exceptionnelle, celle du «galion de Manille», qui relia le Mexique et les Philippines sans interruption pendant deux siècles et demi.

Injustice de l’Histoire?

Lorsque Urdaneta toucha le port d’Acapulco, cela faisait déjà deux mois qu’un autre des navires partis avec Legazpi, le San Lucas, était revenu des Philippines.

C’était une patache, petite (40 tonneaux) et rapide, qui n’avait 20 hommes à son bord, et dont le capitaine était Don Alonso de Arellano, dont Legazpi avait jugé que c’était un «gentilhomme, qui servirait dignement le roi». Interrogé à son arrivée, Arellano déclara que, dix jours après son départ, un fort coup de vent l’avait écarté du reste de la flotte et que, suivant les instructions remises par Legazpi, il avait gouverné à l’ouest, subissant une attaque indigène aux Carolines, où deux de ses compagnons avaient été capturés. Il était ensuite arrivé à Mindanao le 29 janvier, après une navigation de 70 jours, et avait décidé d’y attendre Legazpi (qui fit la même traversée en 85 jours). La dégradation des relations avec les Philippins – à qui il n’avait plus de pacotille à offrir en échange de vivres frais – ayant fait naître la discorde à son bord, il avait quitté son mouillage et navigué dans le dédale philippin, sans jamais apercevoir les trois autres navires de Legazpi.

Il avait donc repris la mer pour retourner au Mexique le 22 avril, soit un bon mois trop tôt selon Urdaneta, mettant d’emblée le cap au nord-est, pour atteindre les 40° de latitude – qu’il dépassa d’ailleurs de trois degrés, sans pouvoir l’indiquer sur sa carte, trop petite. Ce fut un voyage douloureux, pour plusieurs raisons: le froid (un matin le pont apparut couvert de neige) contre lequel ils n’étaient pas équipés, les rats – «nous en tuions plusieurs douzaines chaque nuit, à coups de bâton», dit-il plus tard – ou le mauvais temps – «pendant trente jours, nous ne vîmes ni le soleil ni les étoiles, de sorte que le pilote ne pouvait se fier qu’à son expérience […]. Le vent nous arracha nos voiles et nous dûmes les remplacer par nos couvertures» déclara-t-il à son arrivée. Quand il jugea avoir traversé l’océan, il fit du sud-est, aperçut la terre californienne et arriva à son port de départ, La Navidad, le 9 août, après 109 jours de mer.

Il se rendit ensuite à Madrid, avec l’autorisation des autorités mexicaines, mais certains de ses compagnons déclarèrent qu’il s’était volontairementécarté du reste de la flotte et qu’il s’agissait donc d’une désertion. Le Conseil des Indes le fit arrêter et l’envoya à Manille pour qu’il soit jugé par Legazpi. Ce voyage passant forcément par le Mexique, il s’y cacha quelque temps et ne partit aux Philippines qu’après la mort de son ancien général, en 1577. Il y resta deux ans puis revint finir sa vie au Mexique.

À qui revient le mérite de la découverte du tornaviaje?

Plusieurs questions se posent à nous, qui sont difficiles à trancher. L’accusation de désertion n’est pas vraiment établie, et bien d’autres navires se sont trouvés dans cette situation sans que la droiture de leur commandant pût être mise en cause. Il n’est pas impossible qu’il n’ait pas aperçu ses compagnons aux Philippines et que, obligé de revenir au Mexique, il ait suivi le plan d’Urdaneta, dont il pouvait connaître le détail car celui-ci, à la demande du vice-roi, avait exposé ses arguments en faveur du tornaviaje devant de nombreux spécialistes de la navigation. En outre, il ne s’agissait pas là d’une invention secrète, puisque c’était l’option qui avait été choisie lors des précédentes tentatives. Il est donc quelque peu injuste d’écrire, comme le fait Lourdes Díaz Trechuelo (in El Pacífico español…), que cette réussite «ne fut que le fruit d’un pur hasard».

Malgré les deux mois d’avance d’Arellano, de nombreux historiens attribuent le mérite de la découverte du tornaviaje à Urdaneta, en particulier parce qu’il a laissé des relations détaillées de sa route ainsi qu’une carte si précise et si exacte «qu’elle n’eut jamais besoin d’être mise à jour», tandis que le récit d’Arellano se révéla difficile à exploiter pour ce qui est du détail des caps suivis et des endroits aperçus, et que la carte dont il y parle a disparu. Ceci nous renvoie à l’étymologie du verbe «découvrir»: celui qui «dé-couvre» est celui qui fait savoir, qui donne à connaître, quelque chose qui était jusque là ignoré, couvert, caché. Mais, même si on est convaincu par cet argument et tenté de suivre l’opinion générale, il n’en reste pas moins que le voyage réalisé par le petit navire d’Arellano fut un véritable exploit nautique et humain, ce que le succès et la notoriété d’Urdaneta ne peuvent lui enlever.

– Annie Baert
Agrégée d’espagnol. Docteur en études ibériques


Bibliographie sélective:

  • Bernabeu, Salvador. El Pacífico ilustrado. Madrid: Mapfre, 1992..
  • Bernand, Carmen et Serge Grunzinski. Histoire du Nouveau Monde. 2 vol. Paris: Fayard, 1993.
  • Carrasco, A. Landin, et al. Descubrimientos españoles en el Mar del Sur. 3 vol. Madrid: Editorial Naval, 1992.
  • Martinez Shaw, Carlos (s.d.). El Pacífico español, de Magallanes a Malaspina. Madrid: Ministerio de Asuntos Exteriores / Lunwerg, 1988.

Cet essai, « Andrés de Urdaneta, le moine navigateur », par Annie Baert, est publié pour la première fois sur Île en île.
© 2002 Annie Baert et Île en île


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mis en ligne : 20 novembre 2002 ; mis à jour : 12 octobre 2019